Avant même de tracer les premières lignes de ce compte-rendu, il convient de signaler l’existence de circonstances atténuantes de taille : Nikolaus Harnoncourt était souffrant, et a dû renoncer le jour même à diriger le concert. On comprend dès lors qu’Erwin Ortner, le chef de l’Arnold Schoenberg Chor, a relevé le défi d’un remplacement au débotté. Le résultat est honorable, mais bien loin de ce qu’on aurait pu attendre d’un ensemble aussi mythique que le Concentus Musicus Wien. Le choix des cantates était pourtant celui d’un fin gourmet : la BWV 38, sur l’équivalent allemand du De profundis est une œuvre archaïsante, notamment sans son chœur introductif qui contraste fortement avec les déchaînements de la BWV 70 redoutablement opératique dans sa peinture du Jugement dernier. Enfin, la BWV 30, plus tardive, est une cantate de grande dimension, qui réutilise le matériau d’une cantate profane.
Toutefois, dès les premières mesures de « Aus tiefer Not schrei ich zu dir », on se dit qu’il y a quelque chose de pourri dans la municipalité de Leipzig et l’on se croit revenu 40 ans plus tôt, au temps de Karl Richter ou d’Helmut Rilling. L’approche est massive, d’une amplitude brouillonne, les articulations enflées. Il faut dire que les effectifs pléthoriques du chœur ne permettent guère un contrepoint lisible et subtil. Avec 42 choristes, l’Arnold Schoenberg Chor dépasse amplement les souhaits exprimés par le compositeur dans son Mémorandum de 1730 où il écrivait qu’ « il serait préférable, si l’ensemble le permettait, de prendre 4 sujets pour chaque voix et de pourvoir ainsi chaque chœur de 16 personnes. » Le chœur manque de précision dans les départs, d’équilibre entre les pupitres, de dialogue et de fusion des voix. De conviction aussi, car la battue d’Ortner, pontifiante et amollie, ne tire guère la cantate en avant.
Les solistes étaient en outre inégaux. Barbara Bonney a fait montre d’une projection très dynamique dans les aigus, d’un timbre cuivré, et d’un remarquable tempérament dramatique. Les changements de registres ne sont pas toujours bien lissés, mais le feu de la chanteuse souffle sur la cendre orchestrale avec ardeur et puissance. A ses côtés, Elisabeth von Magnus a paru plus sage, précise et appliquée. La voix est belle quoiqu’un peu serrée. Si on passe pudiquement sur Werner Güra en méforme avec une émission tirée et instable, la basse du jeune Timothy Sharp, chaleureuse et nuancée manque encore de profondeur, avec un timbre tirant vers le baryton léger. L’artiste anglais a, en revanche, fait montre d’un souci extrême de la diction lors des récitatifs.
Côté orchestre, on déplorera une pâte sonore sans relief ni couleur, si l’on excepte les traversos. Le continuo du violoncelliste Herwig Tachezi (le fils de l’organiste Herbert Tachezi ?), routinier et plat, a fait d’autant plus regretter les souvenirs des vieux enregistrements d’Harnoncourt où ce dernier tenait lui-même cette partie, scandant de manière quasi-déclamatoire les temps forts en détachant chaque note. Au passage, on note avec tristesse que les violons étaient pratiquement tous pourvus de mentonnières, ce qui n’existait absolument pas à l’époque. Un incident rare a émaillé la soirée pendant le sublime air » Ich höre mitten in den Leiden » où l’un des deux hautbois obligés, victime d’un son bouché, a joué carrément faux avant de sauter une partie de sa mélodie.
La rutilante cantate « Wachet! Betet! Betet! Wachet! » où Bach trace avec une brusque vigueur la vision apocalyptique d’un monde en lambeaux a pareillement souffert d’un manque d’implication de l’équipe, réduisant cette peinture baroque pleine de fureur et d’interventions virtuoses de la trompette à une fanfare dominicale. Même avec une trompette baroque au tube percé pour corriger des problèmes d’intonations, puis avec une intéressante trompette à coulisse (tromba da tirarsi), le soliste Andreas Lackner au trille mécanique se laisse trop facilement déborder par le chœur d’entrée, plus débraillé que grandiose. Cependant, la cohésion d’ensemble et la liaison orchestre / chœur est nettement plus aboutie, et continuera de s’améliorer au fur et à mesure de la représentation.
On ne sait si l’entracte y est pour quelque chose mais « Freue dich, erlöste Schar » s’est révélé nettement meilleur la première partie de soirée, avec une équipe plus enthousiaste et une baguette ragaillardie. La manipule, cohorte, voire légion de l’Arnold Schoenberg Chor, toujours aussi fournie, a contraint Ortner à jouer uniquement sur des effets de masses ou des blocs de timbres, mais l’esthétique redevient plus « baroque », avec des articulations plus naturelles, de plus fréquentes respirations dans les airs, un côté plus intimiste et plus ciselé. L’air pour basse « Ich will nun hassen » d’une fervente poésie et aux nombreuses respirations a souligné avec à-propos le caractère sacré de ces œuvres.
A l’issue de ce concert au souvenir éphémère, on ne peut que souhaiter un prompt rétablissement à Nikolaus Harnoncourt, et remercier Erwin Ortner pour sa prestation imprévue, tout à fait correcte mais qui n’a pas eu le loisir d’insuffler une vision personnelle et puissante à des cantates d’exception.
Viet-Linh NGUYEN