Ce concert a débuté par une annonce. Le rude hiver ayant frappé sans discrimination, Véronique Gens a remplacé Raffaella Milanesi souffrante, tandis que Theodora Baka résistait courageusement au virus grippal. Mais les éléments n’eurent pas raison de l’enthousiasme bien tempéré d’Alan Curtis, qui s’est permis après son Tolomeo haendelien une infidélité chez Scarlatti, et en première mondiale de surcroît.
Tolomeo ad Alessandro représente une œuvre de fin de transition, une ébauche en voie d’achèvement d’opera seria, ce qui la rend passionnante. On y trouve déjà un sujet noble et historique, des da capos timides (de forme ABA ou ABA’), des airs introduits par une courte ritournelle instrumentale sans tomber forcément à la clôture des scènes, la succession des récitatifs / airs et les rares duos. Les airs sont d’ailleurs brefs, les instruments obligés encore rares. L’intrigue n’est pas encore entièrement dégagée de l’écriture dramatique grouillante du XVIIe siècle avec ses complexes péripéties, ses personnages déguisés, ses retournements incessants, même si le ton devient plus grave. Et il faut bien avouer qu’on a bien du mal à suivre les tribulations inspirées par Ptolémée IX, fils de Cléopâtre III qui partagea le trône d’Egypte avec sa mère et son frère plusieurs fois. Brodant sur ce prétexte d’histoire antique, le livret de Capeci se concentre sur les combats d’alcôve, mettant en avant le sort funeste qui s’acharne contre Ptolémée : Alexandre et sa mère Cléopâtre cherchent en effet à le spolier – voire attenter à ses jours – tandis que son amante Seleuce a en apparence péri dans un affreux naufrage. Sur ce canevas déjà passablement embrouillé se greffe une pléthore d’autres acteurs, le tyran Araspe, Roi de Chypre courtisant Seleuce, ou Elisa, sœur dudit tyran dont Alessandre – échoué lui aussi sur l’île – s’éprend. Et nous ne mentionnons même pas Dorisbe, amante dédaignée d’Araspe pour ne pas emmêler une pelote déjà inextricable. De surcroît, les coupes survenant au cours du 3e acte (en raison du remplacement de Véronique Gens ou pour des raisons d’efficacité théâtrale ?) rendent le livret encore plus obscur.
Alan Curtis exhume ce Tolomeo avec tendresse et sensibilité, révélant une œuvre charmante, d’une écriture ciselée voire précieuse. On n’y trouvera pas de grands passages pyrotechniques spectaculaires, en dépit de quelques airs de fureur douce, mais une succession de vignettes aquarellées (34 numéros !), presque chambristes, parfois un peu plan-plan. Les amateurs de souffle dramatique impétueux, d’épopée virile tourneront ailleurs leurs pas, car le chef s’adonne à l’un de ses péchés mignons favoris : la contemplation poétique. On aurait aimé plus de contrastes, de ruptures de ton, de brusquerie de la part de l’orchestre. Et la courte durée des airs ne permet pas vraiment d’établir un climat. Mais la musicalité élégiaque et souriante de Curtis compense ce handicap, soutenu par une équipe de solistes impliqués.
Euh… impliquées. Car ce soir-là, la distribution a été uniquement féminine, avec des tessitures proches (trois sopranos et trois mezzos). Les rôles étaient vraisemblablement destinés à des castrats à l’époque et il est dommage de ne pas avoir associé quelques contre-ténors à la représentation, en vue de varier les timbres. On ne boudera cependant pas nos chanteuses de grande classe. Ann Hallenberg – au rôle assez ingrat – prête sa voix chaude, son sens du phrasé et de l’ornementation à un Tolomeo bouleversant d’humanité dans ses scènes de désespoir. L’émission est agile, parfaitement maîtrisée, conférant dignité et pudeur à un « Cielo ingiusto » exemplaire. Son perfide frère Alessandro est incarné avec grandeur par Véronique Gens, un peu distante, soucieuse de sculpter de manière presque madrigalesque chaque mot, même si les vocalises sont troubles. Femme fatale des années 50, reine insaisissable pour les humbles mortels que nous sommes, la soprano délivre un superbe « Pur sento che l’alma » qui lui a valu l’admiration du public. L’Araspe de Theodora Baka a bien du mérite, puisque la chanteuse, grippée, a dû affronter des airs parmi les plus virtuoses de la partition. Forçant courageusement sur sa voix jusqu’à l’engorgement au 3e acte, pétillante et énergique, la chanteuse ne recule pas devant des cadences très ornementées, à l’image du « Destrier che spinto al corso » qu’elle projette avec fougue. On ne se prononcera pas sur un timbre assez dur, et des aigus tirés qui s’expliquent en partie par les virus hivernaux. La fiancée de Tolomeo, Seleuce, fait quant à elle valoir des aigus transparents (un peu à la Kiri Te Kanawa). De manière surprenante, on a l’impression que Klara Ek se complaît plus dans le haut de sa tessiture que dans un medium sans profondeur. La technique est redoutable, et les trilles alignés telle l’Armée Rouge un 1er mai. Enfin, si la Dorisbe de Tuva Semmingsen s’est avérée bien sage et convenue, on ne saurait chercher des poux à l’Elisa enflammée de Roberta Invernizzi aux trop rares interventions. Le volcanique « Su, su, mio core », irrésistible d’impétuosité a provoqué une explosion d’applaudissements justement mérités.
Comme nous l’avions exprimé plus haut, Il Complesso Barocco s’est montré plutôt lunaire. Les cordes ont gagné en ampleur et en vivacité après l’entracte – curieusement implanté au beau milieu du 2nd acte), mais les bois étaient nettement en retrait, se contentant de conférer un halo moelleux à l’ensemble. Alan Curtis n’a pas véritablement cherché à jouer sur l’opposition des timbres, ni à dynamiser une intrigue qui en avait pourtant bien besoin. La fosse fut sereine, la scène expressive. Et au risque de vexer Scarlatti, on se dit que le Tolomeo de Haendel par la même phalange comportait tout de même beaucoup plus de bruit et de fureur.