Un spectaculaire huis clos familial
par Pierre-Emmanuel Lephay
Dmitri Tcherniakov, on l’adore ou on le déteste* mais on reconnaîtra, dans tous les cas, une réflexion profonde sur l’œuvre abordée et des choix qui se tiennent, aussi contestables soient-ils. Preuve en est une nouvelle fois faite avec cette production de Jenufa : décor divisé en différents espaces, direction d’acteurs au cordeau, transposition, histoire par-dessus l’histoire… Nous ne sommes ainsi plus dans un milieu rural relativement modeste de la fin du XIXe siècle mais dans une sorte de communauté mormonne contemporaine. L’action se déroule dans la demeure très design des Burya que Tcherniakov nous montre avec ses trois niveaux, la scène montant et descendant pour concentrer le propos ou au contraire le disperser sur les trois plateaux superposés (ce qui nous vaut des images assez spectaculaires). Tcherniakov se focalise sur les rapports entre Jenufa, sa belle-mère (la Sacristine) et l’aïeule (elle-même belle-mère de la Sacristine). Tout se joue donc entre ces trois femmes chez qui les frustrations, les rancœurs et les conflits ont encore de beaux jours devant eux et tout se tient.
Musicalement, on relève d’abord l’extraordinaire direction du jeune chef Patrick Lange (succédant à Fabio Luisi qui a assuré – sans grande conviction d’ailleurs semble-t-il – les premières représentations). On est totalement admiratif de la maîtrise du discours si particulier de Janacek, la mise en place impeccable, le relief, l’énergie et la personnalité de l’ensemble. Tout au plus pourra-t-on lui reprocher un volume sonore un peu trop excessif par moments et un manque de grandeur dans les dernières mesures de l’acte II (Mackerras paraît décidément imbattable pour ce finale). Admettons cependant que, depuis Mackerras justement, nous n’avions pour notre part (Boulez y compris) jamais entendu Janacek aussi bien dirigé et surtout, aussi bien compris. L’orchestre de l’Opernhaus se montre visiblement complètement emporté par une telle direction et offre une admirable prestation.
La distribution est sans faille et brille par son homogénéité. Si Kristine Opolais paraît sur la réserve dans les premières scènes, elle ne fera que progressivement exulter et irradier au fur et à mesure de la soirée pour emporter totalement l’adhésion. La Sacristine de Michaela Martens affiche une voix opulente et saine, bien loin des matrones ou des chanteuses en fin de carrière que l’on a l’habitude de voir dans ce rôle. Elle se montre impressionnante mais il lui manque peut-être ce petit « plus » qui fait les incarnations inoubliables (Anja Silja, justement, par exemple…). La plus marquante des trois femmes est cependant, et contre toute attente, Hanna Schwarz qui campe une Aïeule stupéfiante. Au vu de la carrière de la chanteuse, la voix est dans un état étonnant mais surtout, la présence de l’actrice est écrasante. Elle campe un numéro de star déchue à moitié folle et constamment soucieuse de son apparence, telle Norma Desmond dans Sunset Boulevard (film qui semble avoir été la référence de Tcherniakov) d’une manière absolument inoubliable pour le coup. Les autres rôles féminins sont admirablement tenus par des artistes fraîches et pimpantes.
Côté homme, les deux ténors rivalisent d’excellence. Christopher Ventris est un formidable Laca avec une voix solide, une parfaite projection et un investissement de tous les instants. Pavol Breslik est quant à lui déchaîné scéniquement et, s’il affiche un volume moindre que son confrère, séduit par la beauté du timbre et la très bonne tenue de son chant. Les autres partenaires masculins sont également épatants, notamment un excellent Cheyne Davidson en contremaître.
Production captivante donc et une ouverture de saison en fanfare, de bon augure pour le nouvel intendant de l’Opernhaus, Andreas Homoki.
Leos JANACEK
Jenufa
Opéra en trois actes
Livret du compositeur d’après la pièce de Gabriela Preissova
Mise en scène et décors
Dmitri Tcherniakov
Costumes
Elena Zaytseva
Lumières
Gleb Filchtinsky
Jenufa
Kristine Opalais
La Sacristine
Michaela Martens
L’Aïeule
Hanna Schwarz
Laca
Christopher Ventris
Steva
Pavol Breslik
Le contremaître
Cheyne Davidson
Le juge de paix
Pavel Daniluk
La fille du contremaître
Irène Friedli
Karolka
Ivana Rusko
Une servante
Chloé Chavanon
Une servante au moulin
Herdis Anna Jonasdottir
Jano
Sesanne Grossteiner
Une vieille femme
Silvia Spassova
Chefs des chœurs
Ernst Raffelsberger
Chœurs et orchestre de l’Opernhaus de Zürich
Direction musicale
Patrick Lange
Zürich, Opernhaus, 20 octobre 2012