Où se trouve le monument à Albert Willemetz ? Sans doute pas à Paris, où il naquit en 1887 ; peut-être à Marnes-la-Coquette, où il mourut en 1964. S’il n’y en a pas, les mélomanes devraient se cotiser pour rendre hommage à ce librettiste sans lequel l’opérette française de l’entre-deux-guerres n’aurait pas la même saveur. Ayant commencé à œuvrer peu avant la Première Guerre mondiale, auteur des textes d’Andalousie pour Francis Lopez, Willemetz fait le lien entre deux époques, mais il reste attaché aux années 1920 et 1930.
Les « lyrics » qu’il écrivit contiennent bien sûr leur dose obligée de jeux de mots – parfois un peu démodés – mais jouent aussi avec le genre opéra : dans Un soir de réveillon, opportunément ressuscité par Les Brigands, on trouve une citation du récit de Micaëla qui ouvre son duo avec José, mais aussi et surtout ce qui est quasiment une parodie de la ballade du Roi de Thulé chez Gounod : l’air « Dans ma baignoire » entrelace une narration (« C’était deux amoureux très économes ») et des considérations intempestives (« J’aime beaucoup mon nombril »), évidemment sur un mode moins noble que ce chante Marguerite.
Si son art est un peu plus daté, Raoul Moretti (1893-1954) n’en était pas moins un compositeur doué et qui connut en son temps de grands succès qui n’ont pas encore revu le jour. Merci donc aux Brigands qui, loin de nous dépouiller, nous enrichissent au contraire en remettant sous le feu des projecteurs des titres oubliés. Un soir de réveillon (1932) avait néanmoins une raison de rester dans les mémoires : le susdit « Dans ma baignoire », chanté par… Arletty à la création, puis dans le film réalisé en 1933 par Karl Anton, avec entre autres l’immense Dranem.
M. Oppert, F. Obé, E. Goizé © Claire Besse
Autant dire qu’il y avait à lutter contre d’illustres ancêtres, mais ce n’est pas la première fois que Les Brigands relèvent ce genre de défi. Un soir de réveillon est donné dans le cadre inhabituel du cabaret parisien La Nouvelle Eve, mais la troupe est habituée aux spectacles « légers », au décor constitué de quelques accessoires, avec lesquels compose habilement la mise en scène signée Vladislav Galard, et à la partition arrangée (par qui ?) pour un orchestre moins fourni – deux instrumentistes seulement, mais Rémi Oswald à la guitare et Rodrigue Fernandes à l’accordéon sont épatants et savent se mêler à l’action autant qu’il faut (même si le rôle de Bob s’en trouve fortement réduit). Car le nombre de chanteurs est lui aussi très limité : cinq seulement pour tenir tous les rôles indispensables.
Vétéran de la briganderie, Gilles Bugeaud en cumule quatre avec son brio habituel, parmi lesquels on distinguera le clerc de notaire Landier et l’architecte Lepage ; et même si c’est en Carbonnier qu’il a, au premier acte, le plus à chanter, on rend les armes devant son extraordinaire parodie de théâtre japonais lors de la scène située au restaurant. Emmanuelle Goizé compte elle aussi pas mal de spectacles brigandesques à son actif, mais le personnage de Viviane, qu’elle campe fort bien scéniquement, ne lui laisse finalement que peu à chanter, en dehors du fameux air de la baignoire, qu’elle a l’intelligence d’interpréter à sa manière, sans chercher le moins du monde à imiter Arletty. Flannan Obé est également un Brigand reconnu, et il assume sans faiblir la lourde succession de Dranem : dans le rôle du vieux domestique Honoré, chaperon de la jeune héroïne, il est aussi irrésistible qu’il pouvait l’être, par exemple, dans Croquefer et L’Ile de Tulipatan. Sa formation d’acteur s’avère ici un atout précieux, mais le chanteur n’est pas en reste, et il fait de ses deux grands airs (« Quand on perd la tête » et « C’est fini ») deux sommets de la représentation.
Deux nouveau-venus complètent la distribution. Le baryton Romain Dayez est tout à fait à l’aise dans son rôle de jeune premier fêtard, et l’on guette avec intérêt son retour dans Les P’tites Michu de Messager, monté prochainement par les mêmes Brigands. Quant à Marie Oppert, révélée dans Les Parapluies de Cherbourg au Châtelet, elle apporte une grande fraîcheur à son personnage d’ingénue : non sonorisée, cette fois, sa voix possède de belles qualités, même si l’aigu semble souvent encore fragile, mais on pardonnera volontiers à une interprète de 20 ans tout rond.
Nouvelle réussite, donc, à mettre à l’actif des Brigands, à voir pour encore six représentations, les lundi de novembre et les mardi de décembre.