La musique de Bruno Mantovani divise, ce qui, après tout, est normal pour un créateur contemporain.
Nous n’avons pas caché ici même notre enthousiasme après la création du premier opéra du compositeur, L’Autre côté, en 2006 à Strasbourg. Nous y avions décelé une vraie personnalité, un langage fait pour l’opéra, une grande intensité dramatique (favorisée par un sujet passionnant) et une prodigieuse écriture orchestrale. Les partitions que nous découvrîmes par la suite en concert ou au disque – notamment le Concerto pour violoncelle, sans doute l’un de ses chef-d’œuvres – confirmèrent notre sentiment sur Bruno Mantovani.
Le deuxième ouvrage lyrique que l’Opéra de Paris lui a commandé peut dérouter dans un premier temps. Le statisme de l’action, la simplicité du livret, le découpage dramatique, la puissance symphonique, l’écriture vocale – pas aussi lyrique qu’on pouvait s’y attendre – une certaine froideur, tout cela peut laisser indécis si l’on songe à la force du premier opéra du compositeur, si palpitant et si prenant dès la première écoute.
C’est lors d’une deuxième représentation que l’on mesure les qualités d’Akhmatova : l’habileté du livret, sans prétention mais qui met à nu de très beaux personnages, la beauté de l’orchestration et de l’écriture instrumentale (où Mantovani semble explorer à présent la sonorité des instruments à anche double – magnifiques solos de cor anglais et basson – après avoir beaucoup favorisé les anches simples), l’intensité de la musique qui culmine dans les face-à-face entre Akhmatova et son fils ou encore dans le fameux et impressionnant « interlude » symphonique qui conclut l’ouvrage, autant de moments qui font d’ailleurs de l’acte III le sommet de l’opéra.
On mesure aussi lors d’une deuxième écoute ce qui cloche encore un peu. Tout d’abord le revers de la médaille de cet orchestre rutilant qui peut ainsi aller jusqu’au déséquilibre fosse-scène et couvrir les voix (le recours à la lecture des surtitres est souvent nécessaire), une écriture avec beaucoup d’à-coups manquant peut-être de variété, une prosodie parfois très curieuse et heurtant l’oreille en éludant certaines syllabes (par exemple « notre maître » prononcé « not’ maître » ou « cette ville » prononcé « cet’ ville ») ou encore un découpage dramatique qui ne « coule » pas naturellement mais qui semble avancer par à-coups.
Enfin, l’émotion. Mantovani réussit peut-être trop bien à traduire l’aspect étouffant de l’Union Soviétique de Staline, au point qu’il en anesthésie presque l’émotion. On a parfois la sensation d’observer tout ce qui se passe d’un peu loin jusqu’à la terrifiante scène de retrouvailles, qui tourne à la séparation, entre Akhmatova et son fils Lev à l’acte III. Là, enfin, on est saisi à la gorge par tant d’intensité. Cette « éclosion » tardive est-elle voulue ? Malgré tout, nous restons pour notre part extrêmement séduit par cette musique pleine d’énergie, d’invention sonore et de force.
Et de force, la direction du fantastique Pascal Rophé n’en manque pas. La partition est magnifiquement servie par ce merveilleux chef dont il faut grandement louer l’implication et l’efficacité. Une figure majeure et incontournable de la musique contemporaine. Sous sa direction, l’orchestre de l’Opéra de Paris rutile, fulmine et brille de mille feux. Impressionnante de maîtrise et de splendeur sonore, la formation sert au mieux l’écriture de Mantovani qui, justement, met bien souvent l’orchestre au premier plan.
C’est sans doute aussi à cause de ces déflagrations sonores que Janina Baechle n’est pas toujours bien audible. Si le grave est, lui, sonore et assez beau, il en est moins de même avec un medium assez terne et un aigu entaché d’un vilain vibrato. La chanteuse donne en fait l’impression de forcer sa voix, ce qui ne lui réussit guère, mais n’en offre pas moins une belle prestation, d’autant plus étonnante qu’elle ressemble à la vraie Anna Akhmatova, ce qui est assez troublant. Malgré tout, on rêverait d’entendre une grande voix, telle Marie-Nicole Lemieux par exemple, dans ce très beau rôle.
La mezzo de Varduri Abrahamyan fait de l’ombre à Janina Baechle du fait d’un timbre somptueux, d’une rondeur et d’une puissance vraiment remarquables.
Le fils d’Akhmatova est lui aussi superbement incarné par Attila Kiss-B. Si la voix se resserre, voire s’étrangle un peu, dans le registre aigu, le chanteur éblouit par l’intensité de son interprétation et par l’électricité qu’il dégage.
Des autres chanteurs, on retient la belle coloratura de Valérie Condulci, la superbe prestance de Lionel Peintre, impeccable diseur, et surtout un Christophe Dumaux absolument époustouflant en représentant de l’Union des écrivains. Remplir ainsi une salle aussi vaste, avec un chant incisif et transperçant, une présence scénique extraordinaire et un jeu qui donne vraiment le frisson est une performance tout à fait exceptionnelle. Chapeau !
Que dire enfin de la mise en scène de Nicolas Joel ?… Pas grand chose à vrai dire tant elle laisse assez indifférent. Tout est assez neutre, lisse sinon glacé. Le tableau que Modigliani fit de la poétesse en 1911 à Paris est omniprésent dans le décor, bien trop, au point d’en devenir lassant. L’uniformité des couleurs (noir, blanc, gris avec une touche de rouge, sans que l’on comprenne vraiment pourquoi, pour le tableau de Tachkent) associée à des volumes taillés au cordeau dont on retiendra cependant la jolie mobilité, dégage un certain ennui. Et puis que tout cela est froid ! On n’est par exemple pas du tout ému par ces personnages se mouvant dans les ruines de Leningrad après les bombardements… Seul l’affrontement final entre Akhmatova et son fils suscite de l’intérêt (en plus de celui de la musique bien sûr). Mais c’est pour mieux se casser le nez sur l’interlude symphonique d’une dizaine de minutes qui aurait sans doute nécessité un tomber de rideau plutôt que de voir errer Akhmatova sur le plateau sans qu’elle sache vraiment quoi faire.
L’ouvrage de Mantovani a en tout cas un immense mérite : donner instantanément l’envie de se plonger dans la lecture de cette immense poétesse qu’était Anna Akhmatova ainsi que dans sa biographie (ce que le superbe programme permet de commencer à faire). On saisit alors qu’à l’intensité de son écriture répond celle de Mantovani. Car bien qu’imparfait – et sans que l’on arrive à savoir si cette imperfection tient à la partition, au livret ou à la mise en scène – l’ouvrage fascine en bien des aspects au point que l’on souhaiterait le redécouvrir dans une autre production. Non que celle-ci soit indigne, mais il est toujours excitant de voir un opéra dans une autre production que celle de sa création. Attendons donc ! L’ouvrage le mérite très certainement, ce que le joli succès public des deux représentations auxquelles nous avons assisté aura confirmé, loin des flonflons des premières…
Voir également l’entretien que le compositeur a accordé à forumopera