Don Giovanni à Vérone ? Quoi de plus paradoxal que cette scène gigantesque pour une œuvre que l’on est habitué à voir, à commencer à Prague, dans des théâtres de bien moindres dimensions. Premier opéra de Mozart à être représenté aux Arènes, il s’agit là d’une rareté et d’une curiosité, qui se révèle une totale réussite.
Franco Zeffirelli, à quelques mois de ses 90 ans, a tenu ce pari quelque peu insensé. Il est vrai que l’œuvre n’est pas pour lui une nouveauté, puisqu’il l’a déjà mise en scène neuf fois depuis 1956. Et pourtant, cela ne l’empêche pas d’avouer dans son autobiographie que pour lui, cet opéra reste profondément mystérieux : « Quand vous pensez avoir compris sa signification, elle vous glisse entre les doigts ». Cela ne l’empêche pas de voir les choses très simplement en ce qui concerne les trois personnages masculins principaux : « Don Giovanni ne transgresse pas pour le plaisir de transgresser – en humiliant et en violentant les femmes – mais simplement pour annihiler la subordination de l’homme à Dieu ». Leporello n’est pas l’éternel « double » de Don Giovanni tel qu’on le voit de plus en plus souvent, mais un personnage dans la tradition « buffo » de la Commedia dell’Arte. Quant à Don Ottavio, c’est l’élément calme et pondéré, qui n’agit que par amour de son prochain.
Pour accueillir sa mise en scène d’une rare clarté, Zeffirelli a conçu un décor gigantesque de plus de dix mètres de haut, bien dans la tradition des Arènes : palais à transformation, qui permet des changements de décors quasi instantanés. On aime ou on n’aime pas les grandes machines zeffirelliennes, mais on doit admettre la qualité hors du commun de cette création hyper classique, qui rejoint l’esprit de celle de Cassandre à Aix en Provence, et est appelée à devenir tout aussi mythique. Les costumes de Maurizio Millenotti sont tout à fait magnifiques, faisant référence à une fin du XVIIIe siècle qui hésite entre les fêtes galantes de Watteau et les réjouissances villageoises de Goya. Les éclairages de Paolo Mazzon magnifient l’espace, et notamment les gradins des arènes dans des teintes gris-bleu. L’animation de cet ensemble monumental doit bien sûr faire quelques concessions aux dimensions de la scène en même temps qu’aux traditions véronaises : un cheval tirant une carriole, un âne portant une caisse, tout un marché populaire avec acrobates, cabaret, grandes dames déambulant…
La distribution, dans l’ensemble très jeune, est à la hauteur de l’événement, avec des chanteurs dont les voix – sonorisées avec soin – se marient admirablement bien. On retrouve avec plaisir le Don Giovanni qu’Ildebrando D’Arcangelo a joué sur de nombreuses scènes (voir par exemple notre compte rendu du 23 juillet 2009) ; jeune fauve faunesque, il donne au personnage une fougue irrésistible ; sa voix est parfaitement adaptée au rôle, son jeu scénique admirable, bref, une de ces interprétations qui comptent. Il en est de même pour le Leporello de Bruno De Simone, qui construit avec grande intelligence son personnage d’homme du peuple, pleutre et vindicatif, sautillant auprès des uns et des autres, très autonome et assez à l’opposé du serviteur habituel vivant dans l’ombre du grand séducteur ; vocalement très solide, il distille notamment un très bel air du Catalogue. Saimir Pirgu est un Don Ottavio de belle prestance, vocalement bien assuré, qui n’est pas le personnage falot et effacé que l’on voit souvent. Deyan Vatchkov est un peu en-deçà côté puissance sonore, mais assure très honorablement le rôle pas très passionnant de Masetto.
Du côté des dames, la distribution est également un sans faute, ce qui est relativement rare dans cette œuvre. Anna Samuil (Donna Anna) a déjà derrière elle une grande carrière internationale ; elle allie une voix puissante apte aux vocalises à un jeu émouvant sans être fade. Maria Agresta (Donna Elvira), que l’on avait remarquée en Odabella (Attila) à Macerata en 2010, a déjà chanté Elvira à la Scala ; elle n’est pas la mégère que l’on voit parfois, esquisse même avant l’air du catalogue un rire nerveux, et retourne le feuilleter après en ouvrant de grands yeux ; surtout, elle assure ses airs – notamment le premier, mais également celui du début du second acte – avec maestria et une justesse parfaite. Enfin, l’Allemande Christel Lötzch est une Zerlina certainement plus crédible musicalement que scéniquement, mais en tous cas parfaitement en phase avec l’ensemble de la production. Trois cantatrices intéressantes dont il conviendra de suivre les carrières.
Daniel Oren, que l’on a plus souvent entendu diriger Aïda ou Nabucco, se révèle également un chef mozartien intéressant. Après une ouverture un peu sage et moins tragique qu’habituellement, il semble tout au long de l’œuvre ne retenir dans sa direction que les éléments positifs, et mettre le tragique au second plan, autant que faire se peut. Surtout, il est particulièrement attentif aux chanteurs, et réussit à éviter quasiment tout décalage. On remarque, malgré les petits bruits habituels, une grande qualité d’écoute du public, y compris pendant les récitatifs également fort bien interprétés.