A Toulon on aime les défis. Après Lohengrin cet hiver, la saison se referme sur un autre sommet du répertoire : Otello de Verdi. Chef d’oeuvre né dans le silence, le compositeur septuagénaire y a condensé toute sa science, ce qui en rend l’exécution aussi ardue et périlleuse qu’une traversée maritime par gros temps. Si la production venue de Trieste n’éblouit pas, on se réjouit une nouvelle fois de la qualité vocale et musicale proposée dans une maison qui tient haut son rang.
Non que l’aspect visuel – décors, costumes et lumières – ait quoi que ce soit de choquant ou d’inapproprié. Mais – est-ce un rapport de proportions, ou un réglage inopportun des éclairages – les personnages paraissent à l’étroit dans l’espace scénique lors du premier tableau et les mouvements latéraux du décor aux deuxième et troisième actes parasitent parfois l’attention sans nécessité dramatique. Dégradés et camaïeux du blanc au noir en passant par l’ocre pour les choristes et les hommes, les couleurs sont réservées aux robes de Desdémone et d’Emilia, d’inspiration Renaissance. Les lumières accompagnent sans surprise la succession des étapes du drame. La mise en scène vise dès le début à attendrir sur Desdémone, en la faisant comparaître pendant la tempête initiale pour l’agenouiller telle une Pietà au milieu des personnages qui scrutent la mer déchaînée. On voit mal ce que cela apporte, à part tirer sur la corde sensible. Néanmoins de façon générale, le texte et les situations sont respectés, ce qui n’est pas sans prix. Mais quand Otello entre en scène en bondissant, comme on saute à terre d’un navire, ce qui n’est manifestement pas le cas, le ridicule n’est pas loin.
C’est donc aux musiciens et aux chanteurs qu’est dûe pour l’essentiel la réussite. La température déjà estivale de ce dimanche après-midi faisait redouter la fameuse torpeur post-prandiale qui sévit parfois dans les fosses. Crainte vaine : du début à la fin l’orchestre est réactif et rend pleinement justice – à une brève bavure près au quatrième acte – à une partition aussi exigeante que complexe. Il est clair que les musiciens donnent le meilleur d’eux-mêmes et que l’ascension de cet Everest a été un défi qui les a stimulés. Sans doute convient-il d’écouter en oubliant les enregistrements où l’on entend tout et où tout est parfait. Mais si l’orchestre de Toulon n’est pas le Philarmonique de Berlin, en termes de cohésion, d’expressivité, de transparence, cette prestation mérite bien le respect.
C’est aussi le cas du plateau, où tous les protagonistes, des choeurs aux solistes, affrontent l’épreuve crânement et dignement. Aux seconds rôles – Lodovico, Roderigo, Montano, Emilia – un satisfecit global, en soulignant la vie que Nona Javakhidzé réussit à donner au personnage d’Emilia par sa seule présence. Mention spéciale pour Stanislas de Barbeyrac, dont le Cassio confirme la réputation flatteuse dont jouit déjà ce jeune ténor, manifestement décidé à chanter bien sans forcer ses moyens. Couronne pour la Desdemona de Hiromi Omura, dont la voix longue possède un centre et des graves pleins, et dont les aigus peuvent s’effiler jusqu’à mourir ; l’articulation laisse peu à désirer mais l’expressivité est juste et au quatrième acte elle donne sa mesure de grande interprète. Simple diadème pour Alberto Mastromarino en Iago parce que son émission semble compliquée par un rhume ou une obstruction des fosses nasales qui modifie çà et là le son et retire du brillant à son air de bravoure. C’est dommage, car la couleur est celle du rôle, et s’il n’a pas le physique traditionnel – l’envieux doit être mince – l’acteur exprime assez bien la duplicité du personnage. Otello, enfin, devait être chanté par Badri Maisuradzé. Frappé par un deuil cruel au milieu des répétitions le ténor georgien cède la place à Marius Vlad, alors en fin de contrat à Marseille. Interprète du rôle depuis déjà plusieurs années, ce ténor roumain en a clairement les moyens et il en négocie avec intelligence les écueils vocaux et la longueur, sans rien céder, si bien que d’un acte à l’autre son impact s’accroît pour culminer au final du deuxième acte et au prodigieux troisième acte. Couronne indiscutable, tout comme celle méritée par les choeurs pour leur engagement et une musicalité quasiment impeccable.
Toutes ces forces, toutes ces individualités, il convient de les gérer au mieux pour les faire concourir à la réussite d’ensemble. Giuliano Carella, le directeur musical de l’Opéra de Toulon, donne une nouvelle preuve éclatante de son talent d’organisateur. Sa direction semble d’abord d’une prudence quasi excessive à des oreilles habituées aux versions enregistrées en studio, et le premier acte manquer un peu de dynamisme, même si la tempête n’en souffre pas . Mais d’un acte à l’autre c’est une irrésistible montée en puissance qui accompagne la progression du drame. Le tour de force, c’est que cette montée au paroxysme ne s’accompagne pas de vacarme orchestral et ne sacrifie pas les chanteurs, dont aucun n’est contraint à forcer outre mesure. Sans renoncer aux couleurs, fulgurances ou transparences, par sa vigilance et son art du dosage, Giuliano Carella conduit à bon port le bâtiment et l’équipage, au grand bonheur des passagers. Honneur et merci à ce capitaine !
Version recommandée
Verdi: Otello | Giuseppe Verdi par Herbert Von Karajan