Identification, culpabilité, représentations symboliques, transfert… sont les ressorts psychanalytiques qui sous-tendent La femme sans ombre — œuvre énigmatique née à une époque où les théories de Freud s’étaient largement répandues à travers son livre L’Interprétation des rêves. C’est fort à propos par le biais d’un songe de l’impératrice « sans ombre » que Claus Guth a choisi de nous faire entrer dans les demeures des deux couples en péril. D’un côté, au royaume d’un empereur-chasseur amoureux et de sa jeune épousée, fille du roi des esprits, qui ne saurait devenir mère sans perdre son statut ; de l’autre dans la maison-atelier d’un teinturier, infatigable travailleur incapable de satisfaire sa femme. L’empereur risque la pétrification si son mariage s’avère stérile après un an ; le teinturier est délaissé par une épouse qui ne veut pas lui donner d’enfants alors qu’elle le peut. En faisant le chemin inverse pour sortir de leur condition, les deux femmes parviendront à sauver leurs époux respectifs et à faire triompher l’amour. Empreinte de surréalisme, la production cauchemardesque du metteur en scène allemand se déroule dans une atmosphère oppressante, peuplée de créatures fantastiques. Entre la luxueuse chambre aux boiseries d’acajou où dort l’impératrice sous la protection de sa nourrice, le terrain de chasse de l’empereur dans les montagnes avoisinantes et la maison du teinturier, les changements de lieux se produisent comme dans les rêves — par magie. En plus de la fluidité des enchaînements, on apprécie la beauté des décors, les effets de lumières prégnants, ainsi que les costumes très inspirés, élégants et puissamment expressifs conçus par Claus Guth lui-même. On est fasciné par les projections vidéo mêlant photographies et images de synthèse obsédantes comme celle du faucon en vol qui symbolise le bras armé de l’empereur. Le plus admirable, c’est que ce jaillissement visuel semble non pas se superposer à la musique mais naître de la matière orchestrale straussienne en éruption. Grâce à la direction passionnée et passionnante du chef russe, Semyon Bychkov, qui tient fermement le gouvernail, on perçoit clairement les innombrables plans sonores avec leurs prolongements dans l’infini d’une partition houleuse d’une densité inouïe. Des puissantes percussions jusqu’au célestas, glockenspiel et castagnettes en passant par des vents et des cordes alternant entre enfer ou paradis, les instruments de l’orchestre du Royal Opera House se répondent pour créer une incroyable fête sonore. Aussi violente que celle d’Elektra, la partition du septième opéra de Strauss, à dix ans de distance, est encore plus riche et plus subtile.
Les trois rôles de femmes sont aussi éprouvants psychologiquement que vocalement. Dans une tessiture extrême, la soprano américaine Emily Magee est une impératrice à la féminité séduisante. Sa voix stable s’est notablement étoffée et elle est maintenant capable de faire face aux multiples exigences vocales qu’implique la métamorphose de son personnage. D’une inquiétante beauté avec ses grandes ailes noires, sa coiffure stylisée et son regard sombre, Michaela Schuster, la nourrice qui hait les humains, négociatrice de l’achat de l’ombre qui rendra sa maîtresse féconde manque quelque peu de méchanceté. Sa voix bien assise mais assez monochrome ne contraste pas suffisamment avec celle de l’impératrice pour s’en détacher et durant ses imprécations finales la chanteuse ne se montre pas aussi machiavélique qu’il le faudrait. À Elena Pankratova échoit le rôle le plus intéressant, celui de la femme du teinturier avec ses brusques volte-face, ses colères paroxystiques soutenues par une musique implacable, poignante, presque surnaturelle. Par son timbre chaud et la plénitude de sa pâte vocale, sa forte personnalité dramatique, l’étendue de son registre, ses aigus dardés ou plaintifs et ses soudaines descentes dans le grave, la soprano russe répond avec brio aux demandes de sa partie empreinte d’humanité. Côté masculin, la qualité du chant est également au rendez-vous. Rompu au répertoire wagnérien, le baryton basse danois Johan Reuter est un solide Barak à la ligne de chant impeccable ; il est également apte aux élans et à la vivacité, notamment au dernier acte où il se révèle excellent acteur. Quant à l’empereur Johan Botha, il impressionne dès ses premières notes par la projection d’une large voix de ténor au timbre ensorceleur. Tous les rôles secondaires ainsi que les chœurs méritent des louanges.
Quand prend fin ce conte en forme de cauchemar où les hommes subissent et où les femmes agissent, on entend les voix rassurantes des enfants à naître qui exultent dans l’orchestre. Telle qu’elle s’inscrit dans le livret, cette fin heureuse pleine d’espoir laisse néanmoins perplexe.