Pour que Un ballo in maschera satisfasse aux exigences de la censure, Verdi accepta de transformer Stockholm en Boston et le roi de Suède Gustave III en gouverneur anglais au début du XVIIIe siècle. Il renonçait ainsi à prendre pour référence de son œuvre un événement réel, l’assassinat du souverain suédois. Pourquoi donc Nicola Berloffa a-t-il axé sa mise en scène sur cette voie abandonnée par l’auteur ? Sa transposition se réfère explicitement, dès l’ouverture et jusqu’à la scène finale, à l’assassinat du président Lincoln qui est « reconstitué ». L’idée peut sembler ingénieuse mais elle est en porte-à-faux avec le choix de Verdi.
En outre elle introduit un décalage entre le texte et ce qui est montré. Ainsi l’Ulrica vilipendée par le juge est ici une vieille Indienne vénérée par une cohorte de dévotes, le chœur célèbre Riccardo en « fils de l’Angleterre », et celui-ci décide au dernier acte d’y renvoyer Amelia et Renato. Cette option a des conséquences évidentes sur les costumes de Valeria Donata Betella : l’entourage du roi porte l’habit noir des notables vers 1860 et celui des conjurés le chapeau à large bord et le long manteau des aventuriers d’Il était une fois dans l’Ouest. Quant à Amelia et à Oscar lorsqu’il se travestit pour le bal, leur sont dévolues des robes à tournure dans le goût de la même époque. Elle détermine aussi les décors, signés Fabio Cherstich dont la base permanente représente deux loges de théâtre, le lieu où Lincoln fut assassiné. Elles peuvent être juxtaposées, séparées, opposées, ou disposées symétriquement en biais. Toujours présentes, même comme décor latéral, étaient-elles nécessaires dans l’antre d’Ulrica ou sur les côtés de l’aire d’exécution des condamnés ? Leurs dimensions rendaient-elles impossible de les mettre dans la coulisse ? Certes, on comprend qu’ainsi utilisées elles permettent de ne pas employer d’autres matériaux et donc d’économiser les ressources… Autre source de gêne, le traitement de certaines scènes laisse rêveur. Ainsi l’exaltation de Riccardo à lire le nom d’Amalia est privée de son caractère de confidence par la proximité des sièges occupés par les notables ; plus tard la procession et la transe des dévotes d’Ulrica ainsi que leur simulacre de communion semblent plus inspirés par le candomblé, voire le vaudou, que par les croyances des Amérindiens. Et pourquoi les conjurés et leurs partisans sont-ils toujours prêts à mettre en joue tout ce qui bouge ? On s’en lasse vite, car ces gesticulations agressives et répétées ne débouchent sur rien. Du même ordre est le jeu de scène qui montre Riccardo allumer plusieurs cigares, comme ses partenaires de conjuration. Quant à l’apparition d’une hypothétique épouse ou compagne de Riccardo, contribue-t-elle à autre chose qu’à de la confusion ? Même les lumières de Marco Giusti déconcertent parfois, comme à l’acte II, où la difficulté d’une scène nocturne – montrer quand l’obscurité devrait empêcher de voir – semble avoir été traitée par le mépris tant on ne perçoit pas de différence sensible dans les éclairages.
Alex Penda (Amelia) © Frédéric Stephan
Et pourtant ces options erronées, ces approximations, comme elles pèsent peu devant le plaisir de l’écoute ! Si Didier Siccardi, dans le court rôle du juge, avait été moins engorgé, le satisfecit aurait été plein et entier. Les deux conjurés, respectivement Nika Guliashvili (Tomaso) et Federico Benetti (Samuele) et c’est peut-être un mérite de la direction d’acteurs, ont évoqué pour nous les futurs Bardolfo et Pistola, dans leur tenue de western et leurs attitudes identiques. Mikhael Piccone tire le meilleur parti de l’apparition de Silvano, d’une voix franche et décidée. L’Oscar d’Anna Maria Sarra a la pétulance vocale et la vivacité scénique qui doivent exprimer les effusions juvéniles comme des bouffées de vitalité, et comme elle a les aigus dans la voix et que sa composition est des plus séduisantes on savoure l’exhibition. Appelée à la rescousse il y a peu, Enkhelejda Shkosa chante sa première Ulrica, et on ne court guère de risques à prédire qu’il y en aura beaucoup d’autres, tant l’autorité, les couleurs et l’étendue de la voix donnent à sa composition un relief des plus saisissants. A Dario Solari échoit le rôle difficile du mari qui n’a pas su comprendre que sa femme avait besoin de lui ; il entre porteur de la mallette des affaires courantes et il a le maintien un peu gauche de l’homme absorbé dans ses préoccupations pour la sécurité de son chef, et même la voix a une sorte de raideur. Est-ce un effet de l’art ou un état initial ? Quelle que soit la réponse, la détermination amère du second acte comme l’âpreté initiale du troisième accompagnent une attitude et un ton nouveaux. L’interprétation s’accomplit dans le soliloque où Renato doit lire en lui-même, la voix exprime les sentiments successifs et la douleur avec une clarté qui n’exclut pas une pudique retenue. Son rival, l’homme heureux que ses ennemis disent sans cœur mais dont la majorité chante les louanges, c’est le ténor Gaston Rivero qui l’incarne avec aisance ; il lui donne l’assurance de celui à qui tout réussit et qui peut-être à cause du bien-être qui est le sien, ne mesure pas le désarroi où se débattent ses proches. Si nous sommes moins sensible à l’interprétation, c’est qu’elle nous semble moins « sentie », même si dans le deuxième acte elle est irréprochable, peut-être parce que le personnage, au fond, ne devient profond que quand il est condamné. Reste Amelia, la femme honnête qui voudrait extirper hors d’elle ce sentiment dont elle devine la force dangereuse. Dès l’entrée d’ Alex Penda, on est happé par l’image d’une femme au malaise perceptible, et dans sa façon d’être, de se tenir, et dans sa voix qui libère son secret mais semble honteuse de le faire. D’un acte à l’autre elle saura subtilement adopter des attitudes différentes pour montrer l’évolution du personnage en fonction des situations et de ses sentiments. On l’en savait capable, mais c’est l’intensité de son immersion qui surprend : dans sa voix passent les émotions les plus ténues, la passion, les craintes, la honte, la douleur, autant de subtilités qu’une couleur modulée, une inclinaison de la tête, une note enflée ou retenue révèlent, fruits d’une maîtrise technique irréfutable, d’une musicalité exemplaire et d’un engagement artistique total. Alors, bien qu’admiratif d’une gestion de la voix qui lui permet de donner l’illusion, dans les élans les plus passionnés, d’être plus grande qu’elle ne l’est, les notes émises cessent d’être des sons pour devenir l’expression d’une âme.
Autour de ce plateau relevé les forces de la maison font bonne figure, à commencer par les chœurs, remarquables de cohésion, de fermeté et de clarté. De retour dans la fosse après Ariadne auf Naxos et Don Giovanni, Rani Calderon déconcerte quelque peu tant il semble avoir décidé, pendant le prélude, de tenir en lisière les contrastes. Mais si l’on a pu craindre un instant que la lecture manque de fermeté, on se rassure vite et les accents qui ouvrent les actes deux et trois sont autant de chocs qui ont le tranchant absolu du malheur en marche, et disent aussi sec qu’il est inéluctable. En même temps il veille efficacement à la précision des ensembles et on peut dire à cet égard que cette représentation est une vraie réussite. Les musiciens répondent bien, souplesse des vents, mobilité des cordes, et les épisodes où la musique danse ont la légèreté voulue par Verdi pour évoquer d’abord le raffinement d’une cour européenne et qu’il avait conservée pour des aristocrates anglais. Dans la fosse, c’est sûr, il n’a pas été trahi !