Le mélange des genres est un des défis du Bal masqué. Comment juxtaposer, voire combiner des scènes gouvernées par la gravité, la noblesse avec le caractère bouffe ou grotesque qui prévaut ponctuellement, ou qui s’y juxtapose ? La scène avec le juge et un Oscar espiègle, décidé, aussi bouffon que séduisant, rondement menée passe fort bien. Le quatuor final du II, qui superpose la détresse d’Amelia et la violence de son mari, fou de jalousie, aux ricanements des conjurés (« Ah ! Ah ! Ah ! ») est d’une force peu commune, qui résume tout l’ouvrage. Cette belle production, signée Waut Koeken, avait été saluée lors de sa première nancéenne. Nantes, après Luxembourg et avant Maastricht, coproducteurs, la renouvelle singulièrement, puisque ne subsistent de celle-ci que deux des premiers rôles (Gustave III et Oscar).
© J.M. Jagu pour Angers Nantes Opéra
La mise en scène restitue l’action dans son cadre original, et n’en est pas moins inventive. Elle a été décrite et les photos en rendent compte. Les décors, les costumes, luxueux, séduisent et surprennent par leur beauté et leur harmonie, même si le gibet nocturne ne suscite de l’effroi qu’auprès d’Amélia. Par contre, en dehors de quelques chanteurs dont on devine les talents d’acteur, la gestique reste conventionnelle, statique. C’est particulièrement vrai du rôle-titre, peu crédible. Pas de bal sans chorégraphie. Cette dernière est sensiblement différente de celle vue à Nancy. Les arrêts sur image, les ralentis du finale demeurent, bienvenus, mais les interventions dans le castelet sont renouvelées. La première nantaise devait générer une tension, palpable, particulièrement chez les choristes et les figurants, qui entravait certainement la liberté des gestes. Au fil des représentations, nul doute qu’elle fasse place à l’aisance.
Stefano Secco laisse perplexe. Sonore, généreux, fougueux, il arrive que son chant nous touche. Si le timbre du ténor est peu gratifiant, acide, sa technique est irréprochable et son engagement constant. On souffre même au dernier acte, moins par le sort qui est promis à Riccardo, que par l’appréhension qu’il ne puisse achever sa partie, tant les efforts sont manifestes. Mais, comment croire dans ce souverain aux accents plébéiens, sans distinction, plus proche du Duc de Mantoue, sans le panache, que du jeune roi au caractère noble et généreux, aimé de son peuple ? Il est plus crédible en marin consultant la devineresse qu’en monarque. La cavatine « Alla vita che t’arride » impose d’emblée le personnage du Comte Renato Anckarström, juste, attachant. Luca Grassi est un authentique baryton verdien à la voix puissante et expressive. On attendait cependant un legato plus soutenu. La vérité du chant de Monica Zanettin comme de sa composition fait de chacune de ses interventions un moment d’émotion. Elle campe une superbe Amelia, fragile et forte, superbe de jeu et de plasticité vocale, d’un engagement dramatique toujours juste. La voix est opulente, d’une ligne et d’un soutien admirables, avec des mezza-voce aériens. Hallucinée, la devineresse est remarquable dès l’invocation « Re dell’ abisso », qui fait forte impression. Agostina Smimmero, familière du rôle – elle le chantait à Parme et à Naples ces mois derniers –, est une très belle Ulrica (on se souvient de sa vieille sorcière de la Campana Sommersa, de Respighi). Les graves cuivrés, caverneux, l’aisance dans tous les registres, le poids qu’elle donne à chaque mot, tout est remarquable. Hila Baggio campe un délicieux Oscar, espiègle, gracieux, touchant par son innocence et sa spontanéité. La voix est fraîche et sonore, avec de belles coloratures, le jeu remarquable, depuis la scène bouffe avec le juge (« Difenderla vogl’io ») jusqu’à sa chanson du dernier acte, « Saper vorreste », ultime moment de légèreté avant la catastrophe annoncée. Tous les seconds rôles sont solides et n’appellent que des éloges. Les conspirateurs que campe Somma, le librettiste, sont sans grand intérêt sinon par leur fonction. Aussi n’en tenons pas rigueur aux deux compères, Sulkhan Jaiani et Jean-Vincent Blot, aux voix bien charpentées, puissantes, projetées à souhait, aux unissons parfaits, d’avoir si peu de consistance dramatique. Les ensembles (les trios du un et du deux, les quintettes de la fin du premier acte et du troisième, le finale qui rassemble tous les protagonistes après le bal funeste) sont également réussis. Le chœur est homogène et équilibré. On le sent parfois gêné par la chorégraphie imposée, qui ajoute aux difficultés (quelques décalages au finale du premier acte).
Pietro Mianiti fouette l’orchestre, ménage les contrastes, conduit les progressions. Nous devrons cependant attendre le deuxième acte pour vraiment entrer dans l’ouvrage. C’est indéniablement un chef lyrique, à la gestique claire, toujours soucieux de chacun des chanteurs, attentif aux respirations. Mais l’orchestre paraît bien terne ce soir, sans les irisations attendues, avec des soli instrumentaux dépourvus de charme, des violons aigres, manquant de corps, méforme que l’on espère passagère.