Il y a quelques semaines, Londres s’amusait d’une abondance de titulaires du rôle d’Otello présents dans les murs du Royal Opera House. Si les débuts de Jonas Kaufmann attisaient toutes les curiosités, certains soulignaient l’assurance annulation qu’avait souscrite le ROH : Gregory Kunde, peut-être meilleur Otello encore que son confrère bavarois en deuxième distribution… sans oublier la présence au même moment pour une série de Turandot d’Aleksandrs Antonenko – grand Otello à New-York ces dernières années – ou encore de Roberto Alagna, qui reviendra sous les traits du Maure dès l’année prochaine à Vienne. Alors que se donne une série de Turandot en version concert au Charles Bronfman Auditorium de Tel-Aviv où Gregory Kunde effectue ses débuts dans le rôle de Calaf, on se dit avec amusement que l’assurance annulation était à double sens.
En effet, le ténor américain fait sien avec brio un rôle spinto de plus et il surclasse au passage ses deux camarades londoniens. Infatigable à 63 ans, la voix possède la fraîcheur d’un jouvenceau. Chaude et claire, elle illumine le portrait du jeune prince audacieux. Puissance et projection étayent la performance de celui qui rivalise avec la wagnérienne Elena Pankratova, Turandot en alternance avec Anna Pirozzi ici en Israël. Au-delà de la maitrise technique, ce sont surtout le phrasé et l’intelligence musicale du ténor qui bluffent l’auditeur. Si Calaf possède deux beaux airs et le long duo avec Turandot au dernier acte, ses interventions sont souvent péremptoires, ou de courts commentaires sur l’action. Gregory Kunde les colore à l’envi, de la plainte à l’exultation (splendide ut tenu sur « ti voglio ardente d’amore ») au point de faire oublier qu’il doit encore parfois jeter un œil sur la partition. Seule ombre à cet éloge, un « nessun dorma » plus maniéré où le ténor relâche sciemment son vibrato et abuse de certains tremolos. Péché mignon d’une version concert déjà parée de toutes les qualités et qui ne retire rien aux frissons que le ténor procure. Elena Pankratova propose une Turandot dans le style, n’était un italien peu compréhensible. Loin des Strauss ou des Wagner telluriques qu’elle chante, elle compose une princesse de glace très humaine, au timbre étonnement moelleux, déjà prête à fondre une fois les énigmes résolues. Chen Reiss gratifie son public d’une Liù exemplaire où la longueur du souffle se mêle aux sons filés et aux pianos du plus bel effet. Liang Li (Timur) convainc par le volume et l’épaisseur du timbre, grâce auxquels il peut endosser les traits humains et meurtris du roi déchu. Guy Mannheim (Altoum) semble promis à un bel avenir tant la voix, puissante, bien caractérisée et pure, s’empare des quelques interventions de l’Empereur. Même remarque concernant le Mandarin d’Abramo Rosalen au puissant calibre vocal. Restent les trois masques que Puccini a voulus différenciés malgré l’écriture en canon des rôles. Si les ténors Pablo Garcia-Lopez (Pong) et Roberto Covatta (Pang) se distinguent aisément, notamment grâce à la caractérisation et la projection sans faille du premier, le baryton German Olvera (Ping) présente lui un timbre très clair qui le rapproche de ses comparses. Notre trio voit sa hiérarchie retournée en conséquence et c’est Pong qui remporte la palme.
Directeur musical à vie de l’Orchestre Philharmonique d’Israël depuis 1981, Zubin Mehta retrouve la formation qu’il a façonnée à son envie dans une œuvre définitivement attachée à sa baguette. Les qualités de l’orchestre sont multiples : cordes moelleuses, percussions précises, petite harmonie à la française… ce qui transporte cette Turandot dans des ambiances debussiennes à plusieurs reprises. Les tempi sont allants et les enchaînements fluides. Le chef indien ne souligne qu’à la marge les trouvailles de la partition (un basson dans les énigmes par exemple) pour s’appliquer à la définition de la texture de son orchestre et des couleurs de chaque pupitre. Tout au plus regrettera-t-on que la balance ne soit pas plus équilibrée entre le chœur, appliqué mais scolaire, les instruments et des solistes que l’auditorium a tendance à fondre dans la masse. Reste que ce sens inné du drame allié au talent coloriste d’un peintre façonne une grande fresque musicale, comme une image d’Epinal de Turandot.