A l’occasion de la rediffusion en streaming de Turandot (visible jusqu’au 14 octobre 2020), nous vous proposons de retrouver ci-après le compte rendu de la représentation du 07 octobre 2019 .
En 1999, après le terrible incendie qui détruisit totalement la salle et la scène, le Liceu rouvrait avec Turandot (Giovanna Casolla). Vingt ans ont passé, et c’est à nouveau Turandot qui est à l’affiche. Mais aujourd’hui, il semblerait presque que l’entreprise catalane de spectacle La Fura dels Baus se soit appropriée Turandot un peu partout dans le monde, en direct ou par personne interposée. Camille De Rijck titrait son compte rendu de la récente mise en scène d’Alex Ollé à Tokyo « Turandot mater dolorosa », et Guillaume Saintagne celle plus ancienne de Carlus Padrissa à Munich « Turandot cyber punk ». Ce soir, c’est le spécialiste de créations vidéo Franc Aleu qui s’attaque pour la première fois à un opéra, avec un passé également Fura dels Baus. Il y a donc dans tout cela un petit air de connivence, car les procédés sont souvent les mêmes, et la dramaturgie torturée de manière voisine. Son choix a été de transposer l’œuvre dans le futur… Pourquoi pas ! Transposons, transposons, il en restera toujours quelque chose…
Tout tourne ici autour de l’œil : on se trouve d’abord dans un œil, qui est un peu celui d’un cyclone, puis l’on comprend que les lunettes lumineuses que tous les interprètes portent sont des signes de vie (télévision, tablette, téléphone portable, réalité augmentée, 3D, etc.) et qu’ôter ses lunettes à quelqu’un revient à lui ôter la vie. On n’est pas loin de l’acte d’Olympia des Contes d’Hoffmann. Mais s’y ajoutent bien d’autres choses, car le metteur en scène veut aussi dénoncer le machisme, sans pour autant gommer la rédemption de Turandot par l’amour, dont elle comprend la réalité grâce au sacrifice de Liù. Et donc, après avoir puisé dans l’imagerie populaire de la Vierge du Pilar, de Sœur Marie de l’Incarnation selon les canons de l’école de Beuron, ou même des madones troubles de Pierre et Gilles, il impose à la malheureuse Turandot de terminer l’opéra penchée en mater dolorosa sur le corps inanimé de Liù.
© Photo Antoni Bofill
Le spectacle en lui-même est somptueux, mais trop c’est trop. Tournette en délire perpétuel, pyramide évoquant le pouvoir mais crachant des fumées comme un volcan, Ping, Pang et Pong finissant enfermés dans d’énormes bulles de savon, débauche de laser, d’images synthétiques, de couleurs et de lumières, on ne sait plus où regarder, et les personnages principaux sont un peu noyés dans la masse. Et puis on a une impression d’étouffement, un peu comme si cette mise en scène avait été prévue pour une scène plus grande et se trouvait ici à l’étroit. Par ailleurs l’énorme casque-lunettes porté par Turandot (on pense à Métropolis autant qu’au système automatique de choix de verres correcteurs inventé par les Frères Lissac) rend peu perceptibles ses expressions, même de près. Donc elle exprime peu de choses, si ce n’est par la voix.
Et là, les choses sont plus positives, avec une distribution dont la qualité première est l’unité et l’équilibre. Iréne Theorin réussit ce soir un sans-faute, avec une voix stable encore qu’un peu prudente au début, se libérant totalement ensuite pour surmonter sans effort apparent les éclats d’un orchestre boosté par un Josep Pons en grande forme. Sans doute le casque qu’elle porte est-il plutôt inconfortable et ne l’aide-t-il pas, et c’est vrai que l’on ne retrouve ni la puissance ni l’expressivité de deux des grandes interprètes du passé, Birgit Nilsson et Eva Marton. Mais cela est largement compensé par une prestance et une implication sans faille, rendant le personnage attachant à défaut d’être vraiment sympathique.
Car la sympathie va forcément à la pauvre Liù, plus malheureuse que les pierres, et cela se voit. A l’applaudimètre, Ermonela Jaho l’emporte haut la main. Et pourtant, qu’apporte-t-elle au personnage en dehors d’interminables minauderies ? Elle joue simplement le rôle d’une cantatrice en train de chanter Liù, mais cela plaît au public. En revanche, son chant est de qualité, d’une grande technicité, et quelques notes filées, surtout au début, emportent l’adhésion.
Jorge de León est un Calaf d’excellente tenue, dont la voix se marie fort bien avec celle de la princesse de ses rêves. Sans doute atteint-il rapidement ses limites en matière d’identification au personnage, et à la fin de l’opéra, le voir contempler interminablement le casque qu’il a arraché à Turandot sans pouvoir rien exprimer d’autre que l’étonnement d’une poule ayant trouvé un canif, montre aussi les limites atteintes ce soir en termes de direction d’acteurs. Mais côté vocal, la voix est belle, la projection parfaite, et la puissance bien en adéquation avec le lieu.
L’excellent Timur d’Alexander Vinogradov est, comme Liù, un peu trop traditionnel, mais la voix est magnifique et l’interprète attachant. Les Ping, Pang et Pong de Toni Marsol, Francisco Vas et Mikeldi Atxalandabaso arrivent à s’extraire du poids des éléments scéniques pour faire vivre aussi bien que possible leurs trois personnages si ambigus par une musicalité et des ensembles quasi sans faille. Saluons Chris Merritt (Altoum), qui a l’air de beaucoup s’amuser à contempler, depuis son trône haut perché, toute l’agitation ambiante.
Enfin, dans le petit rôle d’un mandarin, on remarque la prestation très prometteuse de Michael Borth. Les chœurs assurent avec vaillance leur partie.