Très attendue en raison des difficultés passagères rencontrées par Roberto Alagna en Calaf (voir les brèves du 30 juillet et du 1er août), cette dernière représentation de Turandot, qui concluait la 41e saison des Chorégies d’Orange a réservé, outre le si aigu retrouvé du valeureux ténor, suscitant ferveur et enthousiasme, de belles surprises, sans être cependant complètement à la hauteur de ce qu’il était permis d’espérer ici, avec ces interprètes, cet orchestre et ces chœurs.
La mise en scène de Charles Roubaud a su tirer parti des lieux, en observant une certaine sobriété : le gong masquant la niche de la paroi (et sa statue) et les colonnades du palais avec sa monumentale porte centrale sont les seuls éléments ajoutés au célèbre mur du théâtre antique, le reste des décors étant dû aux superbes et ingénieuses projections vidéo de Marie-Jeanne Gauthé (gong transformé en roue qui tourne, très belles évocations oniriques des forêts, jardins et bambous dont rêvent Ping, Pang et Pong au début de l’acte II, impressionnants serpents qui se déploient) en harmonie avec les éclairages d’Avi Yona Bueno, suggérant tout à tour l’immensité et l’intimité (magnifique lumière bleutée du début du troisième acte). La scénographie de Dominique Lebourge utilise l’espace horizontal avec des entrées spectaculaires du peuple, puis des gardes de part et d’autre de l’immense scène, et la dimension verticale avec la superposition des niveaux, celui où prennent place les hauts dignitaires et l’empereur, et l’étage du gong d’où le mandarin – s’adresse au peuple de Pékin. Visuellement enchanteur – y compris grâce aux costumes de Katia Duflo, si l’on excepte l’improbable coiffure de Calaf, d’une laideur étonnante –, le spectacle commence aussi musicalement sous les meilleurs auspices, mais très vite des décalages apparaissent entre l’orchestre et les chœurs, l’orchestre et les chanteurs, et même entre les masses chorales elles-mêmes. On sait la difficulté de la synchronisation dans ces lieux où la distance et les volumes gigantesques – sans parler du vent – modifient toutes les données. Mais on ne peut que regretter ces effets d’écho involontaires et le manque de liant qui en découle pour les auditeurs placés sur les gradins du théâtre. Si la direction de Michel Plasson est par ailleurs précise et sensible, nous avons eu le sentiment d’une exagération inutile, frisant la saturation, dans les passages les plus péremptoires de la partition, et d’un choix de tempi un peu lents dans l’acte II. Mais la beauté de la musique de Puccini domine malgré tout : dans cet écrin enchanteur, en dépit des quelques réserves formulées, on ne peut que saluer la performance de l’orchestre national de France et souligner la qualité des chœurs, nombreux et solides tout au long de la soirée.
Le rôle titre était de très bonne tenue, tant scéniquement que vocalement : Lise Lindstrom, qui a déjà interprété Turandot plusieurs fois avec bonheur, convainc parfaitement, grâce à la puissance et à la froideur glaciale de sa voix, qui sait être mordante, par la justesse de ses aigus, mais aussi par la métamorphose qu’elle est capable d’exprimer après le baiser de Calaf. C’est une excellente idée de la vêtir de noir pour l’opposer aux vêtements blancs de Liú, puis de dévoiler, après la révélation de l’amour, la couleur blanche de sa robe jusqu’alors dissimulée : emprisonnement qui redouble celui de la cage évoquant un univers d’orbes célestes dont elle sort pour énoncer les énigmes, et dans laquelle il lui devient impossible de se réfugier lorsque Calaf les a résolues.
Visiblement très appréciée du public, Maria Luigia Borsi possède inconstablement une voix très sonore aux aigus puissants. Elle séduit par son phrasé et par son interprétation passionnée du personnage de Liù. Il semble toutefois que son large vibrato, dans son ampleur, ne soit pas idéalement approprié à ce personnage de « petite femme ».
On peut avancer que les près de neuf mille spectateurs étaient suspendus aux lèvres de Roberto Alagna, dont l’interprétation très lyrique au cours de l’acte I compose un Calaf rêveur et romantique, se ménageant peut-être vocalement pour la suite, mais dont on ne peut qu’apprécier le timbre clair et les nuances, malgré un apparent – et surtout inhabituel – manque de puissance. Plus sonore et affirmée dans l’acte II, pour le passage des énigmes, conformément à la partition, la voix du ténor doit encore affronter le célèbre « Nessun dorma » et le si aigu de la pénultième syllabe du dernier « vincero » (« je vaincrai ») avant le duo final, également très exigeant. Quel frisson dans tout le théâtre au début de ce troisième acte, et quel déferlement d’allégresse, de joie et de soulagement quand la note enfin retentit ! S’il est courant d’applaudir (au mépris de la partition) cet air souvent donné isolément, l’interruption par les applaudissements se fait cette fois sans attendre la fin de la phrase musicale, couverte par les acclamations. Le chef lui-même ensuite applaudit de sa baguette tandis qu’une partie des musiciens de l’orchestre tourne la tête vers la scène en applaudissant le chanteur. Émotion rare au sein d’une assemblée transportée, durant de longues minutes.
Marco Spotti compose un Timur crédible et honorable, Chris Merrit – peu audible dans le théâtre – un empereur plutôt falot, comme le veut la partition. Mais il faut saluer la prestation de Luc Bertin-Hugault qui, dans le rôle du Mandarin, à la fois réduit (limité à quelques phrases énoncées par deux fois) et premier (puisqu’il ouvre l’opéra), fait forte impression, par la qualité de son timbre et de son émission. À signaler également l’excellence des interprètes de Ping, Pang et Pong, respectivement Marc Barrard, Jean-François Borras et Florian Laconi, qui composent un numéro d’ensemble impeccable, au plan vocal, physique et scénique, rehaussé par leur efficace connivence.
Sur place, c’est un véritable succès : le public est conquis, pas seulement – mais aussi, bien sûr – en raison de la confirmation des capacités vocales d’un Roberto Alagna radieux embrassant avec ferveur Lise Lindstrom tout aussi rayonnante. Sous les ovations, lors des saluts, Michel Plasson fait même reprendre à tous le chœur final, à deux reprises.
Version recommandée :
Puccini: Turandot | Giacomo Puccini par Dame Joan Sutherland