Retour de cette Turandot futuro-fantaisiste associant 3D, figurants cosmonautes, hockeyeurs et héritiers d’une tradition sino-punk qui ne déparerait pas dans un jeu vidéo. Déjà applaudie dans nos colonnes, on ne peut nier l’efficacité de cette production de Carlus Padrissa et La Fura del Baus. Les effets 3D confèrent un fantastique opportun, à défaut d’une sacralité, générant la mise à distance requise pour l’apparition du mandarin, celle de la princesse de glace ou la mort de Liù. C’est d’ailleurs pour cette dernière scène que les effets nous semblent les plus réussis car la 3D s’accommode mal des cadres, or ses précédentes utilisations se font sur un écran vortex, rendant, par exemple, assez difficile à suivre le film sur le rapt de Lou-Ling. La débauche d’acrobates, de costumes, et de projections sert tout à fait le spectaculaire de l’œuvre. On ne reprochera guère que des ficelles un peu trop voyantes, au sens propre : les câbles des voltigeurs, des nacelles… nuisent un peu à l’illusion référentielle. Dans ce conte de science-fiction, on aimerait les voir voler, pas se suspendre à des câbles. Mais au figuré, les scènes ne sont pas si attendues que ça : la lévitation du prince perse porté à hauteur de Turandot avant d’être décapité, la mer de têtes pendant le trio des maîtres, la plateforme de Turandot qui descend au fur et à mesure que les énigmes sont résolues et la force à fouler le même sol que les autres personnages tandis que l’arche de glace s’effondre derrière elle, le martyre de Liù subissant le supplice de la chaise de bambou… Cela faisait par ailleurs longtemps que l’on n’avait pas vu une marche triomphale (l’entrée de l’empereur) si honorée. Après tout, qui a peur du spectaculaire ? Cette mise en scène ne cherche pas midi à quatorze heures et ne brille pas par sa réflexion sur l’œuvre, mais elle sert esthétiquement le propos de l’opéra. Il a été choisi de se limiter à la partition inachevée de Puccini : une fois Liù morte, Turandot et Calaf se rejoignent à l’avant-scène, front contre front, une image apaisée qui ne vient pas pour autant à bout du défaut du livret. Comment croire qu’un héros honnête et juste puisse rester amoureux de celle qui a fait torturer la seule âme suffisamment généreuse pour prendre soin de son père abandonné de tous ? Il aurait fallu une direction d’acteur plus ambiguë pour Calaf, et la possibilité pour Turandot de chanter son dégel.
Dans la fosse non plus, on ne s’embarrasse pas beaucoup d’ambiguïté. L’orchestre du Bayerische Staatsoper joue fort, très fort, encourageant le plateau à se lancer dans un concours de décibels. Rien d’indigne dans la direction de Thomas Søndergård néanmoins, rien qui mérite les quelques huées qu’il récolte aux saluts, un style clinquant, pas toujours précis mais très emporté (avec les décalages qui vont avec), qui penche résolument vers le grand show orientalisant plutôt que vers la légende merveilleuse. Les chœurs maison démontrent leur grand professionnalisme, leurs entrées virtuoses sont lancées avec panache et dramatisme.
Dans l’agitation du plateau, les solistes réussissent tous à tirer leur épingle du jeu. Nina Stemme est hélas annoncée malade en début de représentation, victime d’un début de grippe. Il en faut plus pour arrêter la Suédoise dont l’affolante projection n’est pas diminuée mais seulement ouatée, rendant moins précise ses attaques meurtrières dans la surexposée scène des énigmes. Le vibrato est aussi plus envahissant, nuisant à la qualité de son italien et à ses phrases plus délicates dans « In questa reggia ». Cependant, c’est pour la connaître au faîte de ses moyens que l’on peut pinailler sur ce qui reste une interprétation sommitale. Elle domine très largement les ensembles, et impose sa présence fauve dans le dernier acte pourtant dévolu à sa rivale en l’absence de duo final. Golda Schultz n’a pas le brillant attendu pour jouer Liù, mais elle use habilement de médium et de son aigu voilé pour composer une magnifique esclave, plus humble qu’angélique. Elle est ovationnée aux saluts. Entre ces deux extrêmes, le Calaf de Stefano La Colla manque de suavité mais pas de coffre. C’est, de plus, juste, précis, clairement le meilleur italien du plateau, et n’étaient quelques contre-notes ravisées sur le dernier « Turandot ! » devant le gong ou à la fin du « Nessun dorma », on ne peut qu’applaudir le travail de qualité, quoiqu’un cran en dessous des femmes pour l’incarnation dramatique. Alexander Tsymbalyuk continue d’habiter les seconds rôles avec la prestance des premiers. Vocalement, on peine à croire que son Timur ait besoin d’un fauteuil roulant, et les appels à son fils retrouvé sont plus ceux d’un père verdien dont on entend clairement la stature royale. Il n’y a que dans le dernier acte qu’il diminue la voilure pour s’émouvoir du sort de Liù. Les autres seconds rôles sont tous excellents : la voix de ténor quasi-bouffe d’Ulrich Ress permet un contraste comique saisissant à son entrée. Mattia Olivieri, Kevin Conners et Galeano Salas se glissent avec verve dans les très mouvants et sarcastiques Ping, Pang et Pong (sans que l’on sache vraiment qui est qui hélas, ingratitude de ces rôles condamnés à être évalués en lot, malgré les différences de tessiture). Quant au mandarin de Bálint Szabó, ses interventions sont suffisamment tonnantes et cérémonielles pour marquer le public comme le peuple de Pékin.