En ajoutant l’ultime chef-d’œuvre de Puccini à son répertoire, on craignait qu’Opéra Lyra Ottawa ne soit dépassé par l’ampleur de ses exigences scéniques et musicales. Pourtant l’exemplaire cheminement de cette compagnie aurait dû nous rappeler que ses capacités d’exceller grandissent d’année en année et qu’il est normal qu’elle fasse maintenant preuve d’audace. Disons d’entrée de jeu que nos appréhensions n’étaient pas fondées et que, tous théâtres confondus, ce spectacle figure parmi les plus réussis que j’ai pu voir au cours des dix dernières années.
Sur les premiers accords, quatre enfants, déjà présents sur le proscenium avant l’entrée du public en salle, font tomber les quatre pans d’un mince rideau qu’ils arrachent des cintres. Alors et pendant toute la soirée on ne verra pour tout décor qu’un grand écran en fond de scène sur lequel les images et les teintes projetées varieront selon les situations. Sur l’immense plateau du théâtre, des figurants promèneront des accessoires, des escaliers et des échafaudages mobiles de dimensions variables. Exception faite des très beaux et parfois excentriques costumes, cette scénographie, l’un des points forts de cette production, montre à peine la Chine impériale, mais l’utilisation judicieuse qu’en fera le metteur en scène et le jeu des protagonistes l’évoqueront à tout moment.
Brian Deedrick nous convie à une mise en scène traditionnelle mais imaginative. Ses personnages, habilement esquissés, ne dévoilent que très sobrement leurs craintes et leur côté sombre malgré la nature du drame. Une exception toutefois : chez Turandot on sent intensément les effets de la peur. Après chaque résolution des énigmes, on la voit graduellement perdre contenance tout en descendant quelques marches de son piédestal. Devenue en quelque sorte prisonnière de son engagement lorsqu’elle arrive au bas de l’escalier et que la foule l’entoure et l’enjoint de tenir sa parole, la peur la tenaille encore davantage, mais on percevra nettement son soulagement lorsque Calàf lui propose une énigme qui pourrait la libérer. D’autres images accompagnées de superbes éclairages nous ont littéralement fascinés. Retenons au premier acte le doux dandinement des esclaves adultes sur la deuxième partie du chœur «Perchè tarda la luna ?»; l’ouverture du cercle qu’ils forment autour des enfants au moment ou ceux-ci l’entonnent à leur tour sur des paroles différentes «Là, sui monti del’Est»; ce regard halluciné des esclaves recroquevillés les uns sur les autres à la fin du premier acte sous un éclairage qui les isole des autres personnages. Quel éblouissant tableau !
Vocalement le plateau ne mérite que des éloges. Richard Margison, en grande forme, notamment dans la quinte aiguë, n’est peut-être pas un acteur très adroit, mais il nous gratifie ce soir d’une présence scénique plus que convenable. De son Calàf, on retiendra le beau phrasé de ses deux airs et un sens de la déclamation réussi. Dans le rôle éponyme, Lori Phillips, dont la voix un brin rauque n’enlève rien à sa splendeur, livre une prestation de haut vol. Elle maîtrise les pièges de la partition entre autres et surtout peut-être dans «In questa regia» qu’elle chante fièrement. Son jeu scénique est tout bonnement prodigieux : des gestes souverains jamais excessifs, une démarche noble sans affectation et une fierté contenue. Elle campe une Turandot musicalement émouvante et dramatiquement très convaincante. Shun-ying Li incarne une Liu de rêve. Superbe artiste, musicienne accomplie, voix angélique ! Elle subjugue littéralement par sa prestance et sa caractérisation du personnage, par un exceptionnel legato et des demi-teintes finement projetées. Rarement a-t-on entendu un « Signore ascolta » d’une telle tenue. Sa Liu est une femme de caractère qui pour une fois n’a pas l’air d’être là pour s’apitoyer uniquement sur son sort. Son courage est plus que palpable comme le signale son autorité vocale. On doit rendre hommage au Timur de Peter Volpe plein de tendresse et touchant d’humanité surtout au troisième acte au moment de la mort de Liu. Sa voix chaleureuse et sombre confère à son rôle une forme de grandeur tragique, ce qui n’est pas coutumier.
Les seconds rôles sont remarquablement distribués avec en tête Aaron St. Clair Nicholson qui n’en est pas à sa première incarnation du ministre Ping. Encore une fois il sait tirer son épingle du jeu et son beau baryton ne cesse de gagner en projection. On apprécie également le timbre des ténors James McLean et Michel Corbeil qui ont bien tenu leurs parties comme d’ailleurs Gene Wu dans celle du mandarin. Enfin, perché sur son trône au sommet de l’échafaudage le plus élevé, Benoît Boutet ne déçoit pas en père aimant, sévère mais juste. Fils du ciel, il y reste accroché toute la soirée, même au moment du salut final.
Point de faiblesse dans cette remarquable distribution. Il en est de même pour le chœur qui chante et joue de façon absolument admirable. Quelle belle maturité ! De production en production on le voit revenir toujours plus en forme et son excellence compte pour beaucoup dans le succès de cette soirée. Quant à l’Orchestre du Centre National des Arts, bouleversant et somptueux, il se surpasse en finesse et en précision. Andreas Delfs joue beaucoup sur les contrastes et il amène les musiciens à briller dans un opéra pour lequel il n’est pas nécessairement facile d’atteindre une bonne cohésion. Mais ce soir leur engagement était total.
L’extraordinaire réussite de cette production, auquel le public du Centre National des Arts à fait un triomphe mérité, montre qu’il est possible de renouveler l’opéra même dans un cadre qui demeure traditionnel. Ce soir Opéra Lyra Ottawa n’a rien révolutionné, mais a plutôt misé sur les multiples talents de ses artisans. S’il n’entend pas se reposer sur ses lauriers, d’autres chefs-d’œuvre seront à sa portée notamment dans le répertoire allemands et s’il ne lésine pas sur la qualité des artistes à engager ni sur celle des productions à monter, le public, très nombreux ce soir, continuera de l’appuyer.
Réal Boucher