Fous que nous sommes de tordre le nez sur la mise en scène de Robert Carsen à Aix-en-Provence quand on voit la manière dont Arpad Schilling, à Munich, traite Rigoletto. D’un côté, une proposition savamment décalée (cf. notre compte-rendu), de l’autre une absence d’idée qui confine à la version de concert. Les chœurs sont placés sur un gradin mobile en arrière-plan, les chanteurs la plupart du temps sur une petite estrade à l’avant-scène. Pas d’autres décors si ce n’est un cheval monumental que l’on ne fait qu’entrevoir au deuxième acte, ce qui compte tenu de la brièveté de l’apparition fait cher le kilo de résine à la minute. Les costumes adoptent le parti-pris du décalage. Au mépris du livret, Gilda est vêtue en homme au premier acte (jean et pull) et en femme au dernier (robe longue blanche près du corps). Rigoletto troque en fin d’opéra son complet beige contre la panoplie du petit Verdi, haut de forme et écharpe au cou, tel qu’immortalisé par Boldini. Pourquoi ? Allez savoir ! Des masques, soit blancs, soit noirs, parachèvent la mascarade. Circulez, il n’y a rien à voir mais en revanche beaucoup à écouter.
Car, si à Aix-en-Provence il fallait attendre la deuxième partie du spectacle pour que les interprètes retiennent l’attention, à Munich, la soirée démarre fort et vite, par un « Questa o quella » qu’envoie crânement Joseph Calleja. La voix, avec son vibratello caractéristique, emplit sans mal la vaste salle du Bayerische Staatsoper, la ligne est assurée avec cette impression de facilité si confortable pour l’auditeur. Ce duc, dont l’indigence de la mise en scène absout la gaucherie, n’a vocalement pas froid aux yeux. S’il évite certains aigus facultatifs, il n’avance pas moins sans faillir jusqu’au Si de la « Donna e mobile », brillant. Pour autant, ce n’est pas l’éclat que l’on préfère chez le ténor maltais mais les nuances dont il parsème son chant : ces notes diminuées et ces piani qui font de Mantoue le plus charmant et donc le plus redoutable des prédateurs.
Appelé à la dernière minute pour remplacer Franco Vassallo, Andrzej Dobber est mieux qu’une solution de secours. Voilà un baryton qui maîtrise la parole verdienne, donne à chaque mot sa juste couleur, varie les effets, joue sur l’intonation, mord la consonne, frappe la voyelle pour que le verbe se fasse chair, sang et larmes. Ce Rigoletto n’est pas un tendre, il préfère l’invective à l’effusion. Si l’aigu supportait mieux la tension, perceptible dans un duo de « la vendetta » où le chanteur frôle à plusieurs reprises l’incident, il serait aujourd’hui sans rival.
L’aigu aussi est le talon d’Achille de Patrizia Ciofi, du moins dans son extrême car pour le reste la soprano continue de dessiner une Gilda d’une grande intensité. Dans « Caro nome », son dialogue avec la flûte d’Olivier Tardy, un des rares français membre permanent du Bayerisches Staatsorchester, est un moment de grâce. La fêlure du timbre, cette griffure dans la voix qui est la marque de Patrizia Ciofi, est aussi celle de la fille de Rigoletto, du moins aux deuxième et troisième actes. La science belcantiste – le trille, l’attaque, la gestion du souffle – sont d’indéniables atouts. Plus encore c’est dans la force émotionnelle de l’interprétation que cette Gilda atteint l’exception.
Dimitry Ivashenko, Monterone et Sparafucile à la fois, le premier imposant, le second noir à souhait, et Nadia Krasteva, Maddalena outrancière, complètent une distribution largement au-dessus de la moyenne. Friedrich Haider, qui remplace in extremis Fabio Luisi souffrant, a pris le train en marche. Cela explique les quelques décalages entre l’orchestre, le chœur et les chanteurs, lesquels n’empêchent pas la qualité sonore de l’ensemble, de la même façon que des nuages épars dans un ciel d’été n’obèrent pas l’impression de beau temps.