Grand succès public, de nouveau, au Châtelet, pour la première de Show Boat. Les spectateurs n’ont pas ménagé leurs ovations au plateau magnifique réuni pour cette production venue de l’Opéra de Cape Town. Car ce sont bien les interprètes (orchestre, choeur, solistes, danseurs, chef) qui la rendent si attachante.
La musique de Jérôme Kern fait souvent songer aux œuvres du compositeur austro-hongrois Emmerich Kalman. On se remémore Princesse Csardas, créée à Vienne en 1915, soit douze ans avant Show Boat. Une œuvre inspirée elle-même par la musique populaire américaine et un compositeur que plusieurs œuvres de Broadway citeront par la suite. L’apport de l’opérette viennoise au « musical » américain est loin d’être anodin et Jérome Kern l’intègre judicieusement à l’ouvrage. Les différents apports (negro-spirituals et chansons populaires, opéra européen, ragtime, charleston etc.) se conjuguent en une partition tout à fait personnelle et originale, synthèse géniale qui fait de Show Boat le premier grand « musical » américain.
Le programme de salle comporte plusieurs articles essentiels pour comprendre la portée de cet ouvrage et celui d’Alain Perroux, en particulier, analyse avec acuité l’importance de Show Boat. Il souligne la modernité du livret, construit sur un habile croisement de plusieurs histoires et destins où se mêlent le comique et le tragique. Tous ces éléments montrent à quel point le « musical » est aussi l’héritier du plus ancien théâtre musical britannique.
Edna Ferber, femme étonnante et militante, avait intitulé Cimarrón un roman célèbre évoquant la ruée vers l’ouest, en souvenir des esclaves noirs qui parvenaient à fuir. En 1926, quand elle écrit le récit dont est issu le livret de Show Boat, les bateaux-théâtres ont quasiment disparu sur le Mississipi (lire dans le programme l’article de Sandra Solvit). Ce théâtre flottant, devenu emblématique avant tout, est la première idée géniale des concepteurs du « musical ». Il est le théâtre dans le théâtre, de miroir en miroir, là où tout se joue : l’irrémédiable nostalgie du temps qui passe, les tempêtes humaines, les luttes pour un idéal humaniste où le racisme, l’intolérance, la morale religieuse puritaine et intégriste seraient abolis. Qui donc mieux que ces artistes, venus pour la plupart d’Afrique du Sud, pour exprimer ces luttes d’aussi belle façon ! Chaque chanteur, chaque choriste, chaque acteur brûle les planches.
La mise en scène (Janice Honeyman), bien rodée et dynamique, est hélas trop souvent conventionnelle. Elle est heureusement transcendée par ces artistes dont la personnalité et le talent vont droit au cœur du public.
On aurait pu attendre du Châtelet une production plus intense et inventive à l’image de South Pacific, au Lincoln Center de New York. Le metteur en scène Bartlett Sher et son équipe portaient un regard nouveau sur ce chef d’œuvre, dans la lignée directe de Show Boat et créé plus de vingt ans après. Ils en soulignaient la brûlante actualité, loin des habituelles productions qui en affadissaient le propos. Show Boat gagnerait évidemment à être ainsi réalisé. Mais ne boudons pas notre plaisir car on passe une excellente soirée au Châtelet, une soirée bon enfant, dont la naïveté est aussi très touchante, et qui n’élude jamais l’aspect tragique et profond de l’œuvre.
La musique exige des interprètes chevronnés et des chanteurs lyriques de haut niveau. Et la distribution du Châtelet est à la hauteur.
L’Orchestre Pasdeloup est galvanisé par un jeune chef d’une vingtaine d’années, Albert Horne, que le public ovationne à juste titre. Janelle Visagie et Angela Kerrison ont de belles voix fruitées et chantent à merveille les deux principaux rôles féminins. Blake Fischer, excellent ténor à l’aigu rayonnant, est le séduisant flambeur Gaylord Raynal. La cuisinière noire interprétée par Miranda Tini avec faconde et abattage et son époux (la basse Otto Maidi) ont la faveur du public (leurs rôles y sont bien sûr pour beaucoup). Ce dernier chante avec beaucoup de ferveur le célèbre « Ol’ Man River », leitmotiv de l’ouvrage. Quant au duo des fantaisistes Frank et Ellie (Byron-Lee Olivato et Dominique Paccault), ils chantent, dansent et jouent comme on sait le faire, avec virtuosité, à Broadway !
Les chœurs sont convaincants (la plupart des choristes jouent des rôles secondaires), la chorégraphie plaisante, les costumes souvent très beaux.
On l’a compris, malgré les réserves sur la mise en scène, l’émotion est au rendez-vous et c’est l’occasion unique de découvrir un chef d’œuvre. Il ne faut pas la rater !