Depuis qu’Idomeneo est devenu l’un des opéras de Mozart les plus joués dans nos contrées (le spectacle de Luc Bondy était encore repris au Palais Garnier l’année dernière), chaque nouvelle production doit idéalement apporter son lot d’audaces et sa dose de prises de risques pour n’être pas un vain bégaiement. Le retour de l’Enlèvement au Sérail ou de Lucio Silla constituerait de facto un événement musical puissant, tandis qu’un Idoménée de plus court désormais le risque d’être l’Idoménée de trop…
Que nous apporte le spectacle par lequel le Théâtre des Champs-Elysées inaugure son « Festival Mozart » ? Scéniquement, trop peu : nous avons aimé Stéphane Braunschweig pour son Ring à Aix-en-Provence, pour son Pelléas à l’Opéra Comique, et pour toutes les autres fois où le refus du radical et de l’effet facile qui caractérise son travail ne versait pas dans la platitude pusillanime. Cette fois-ci, la paresse prend clairement le pas sur la pondération : jetés entre des panneaux de bois mobiles évoquant le squelette d’un navire, ou sur un plan incliné rouge comme le sang d’Idamante qui ne sera pas versé, les acteurs du drame sont à peine des silhouettes. Pourquoi ne pas vouloir les caractériser vraiment, pourquoi ne pas laisser affleurer, par petites touches, leur pleine consistance ? A travers une gestuelle et une attitude, c’est toute une personnalité qui devrait se révéler. En accumulant consciencieusement les stéréotypes les plus vains, on obtient au contraire un résultat redoutable : Elettra est une méchante frustrée, donc elle se touche lascivement dans son long manteau noir ; Idomeneo est un gentil chef, donc il flatte virilement les épaules musculeuses de ses hommes en sortant indemne de la tempête ; Idamante est une boule de nerf éperdue parce qu’il est amoureux et extraverti ; Ilia se contient comme elle peut en se tenant bien droite, parce qu’elle est amoureuse et introvertie …
User ad nauseam de ces procédés, au bout du compte, est trop inoffensif pour réellement dénaturer une œuvre : la bordée de huées vengeresses qui accueille l’équipe scénique aux saluts nous semble alors excessive. Mais refuser à ce point d’aller chercher au plus profond du livret et de la partition la vraie nature des personnages, leur chair et leur flamme, leur souffle et leur esprit, préférer se complaire dans les facilités d’un décor lacunaire et d’une direction d’acteur convenue ne rend pas justice à Mozart, et n’est pas digne de Braunschweig.
Vocalement, les plaisirs sont plus évidents : dans la lignée des Idomeneo « baroques » (c’est en haendelien qu’il aborde triomphalement les vocalises de « Fuor del Mar » et qu’il étire avec grâce les lignes exquises de « Popoli… »), l’on voit mal qui pourrait, aujourd’hui, tenir tête à Richard Croft. Au même niveau d’excellence se situe Sophie Karthäuser, qui caractérise son Ilia comme trop peu savent le faire. La véhémence qu’insuffle la soprano belge à la princesse troyenne est assez modulée de douceurs et d’apaisements pour ne jamais sonner comme un contresens, tandis que le timbre, clair mais pas avare de couleurs, est d’une authentique mozartienne. Sa voix, de loin en loin, se confondrait presque avec celle de son Idamante : Kate Lindsey serait-elle trop légère pour le rôle ? Ses aigus de Susanna n’occultent pas un medium et un grave solidement assis, ni surtout un tempérament incendiaire. Mais Idomeneo est un quatuor, celui du III, qui regroupe génialement les principaux personnages de l’intrigue : quid d’Elettra ? Alexandra Coku n’économise pas son énergie dans la composition caricaturale, uniformément véhémente, que lui impose Stéphane Braunschweig. Mais elle n’est pas armée techniquement pour ce rôle que chacun sait meurtrier : la complexité harmonique et les graves de « Tutto nel cor vi sento », le legato de miel d’« Idol mio » et, surtout, les vocalises de « d’Oreste, d’Aiace » lui échappent systématiquement. Dommage : une autre Elettra et un Arbace plus précis et moins engorgé que Paolo Fanale, et la distribution approchait l’idéal.
Idomeneo, qui pointe sur ses malheureux protagonistes le glaive des éléments déchaînés, c’est aussi un orchestre et des chœurs qui doivent à chaque instant manquer nous submerger. Ce souffle épique est bien celui du Chœur les Eléments qui, à l’approche du sacrifice, sonne comme dans un requiem. Il ne correspond pas vraiment, en revanche, aux choix de Jérémie Rohrer, qui préfère au geste grandiose de la trame antique les impulsions nerveuses d’un théâtre foisonnant. Et le jeune chef sait, à coup sûr, galvaniser son Cercle de l’Harmonie (quitte à le bousculer un peu au-delà de sa zone de confort technique) pour ménager les tensions dramatiques dont la scène nous prive si cruellement.