Alors que les récitals à thème se multiplient chez les disquaires comme dans les salles de concert, Soile Isokoski assume crânement un programme résolument éclectique, faisant successivement honneur à des répertoires très variés. Surprise, la nausée ne nous prend pas à la gorge ; on peut être hétérogène sans faire preuve de mauvais goût !
Les Seks Sanger opus 48 de Grieg, pourtant, ne constituaient peut-être pas la meilleure des entrées en matière. En tout début de concert, la soprano finnoise ne trouve pas vraiment l’abandon et la liberté que l’on voudrait deviner sous chaque note, notamment dans le « Traum » conclusif –à sa décharge, reconnaissons qu’elle n’est pas aidée par sa pianiste, dont les doigts empèsent les mystérieuses harmonies qui hantent « Dereinst, Gedanke mein ». Après ce départ admirablement maîtrisé mais légèrement précautionneux, le contraste avec les mélodies de Duparc s’avère d’autant plus saisissant. Perfectible, la prononciation du français n’est pourtant pas un obstacle à la réussite incontestable de cette interprétation. Loin des préciosités et des afféteries qui feraient passer Duparc pour un compositeur de salon, Isokoski plonge, par la matière même de sa voix naturellement sombre, au plus profond des poésies de Lahor, de Bonnières et Baudelaire mises en musique ici. « Extase » et « L’invitation au voyage » qui concluent le cycle nous montrent un renoncement, une grandeur ascétique qui placent d’emblée ce récital parmi les grandes soirées lyriques de la saison ! Les Brahms, qui terminent cette première partie en forme de marathon éblouissent quant à eux par leur sens du contraste. Au sommet, « Der Tod, das ist die kühle Nacht », aussi morbide et sans appel que « Das Mädchen spricht », qui le suit immédiatement, est ironique et délicat.
Après l’entracte, place à l’Angleterre, avec On this Island, cinq mélodies volubiles composées sur des poèmes de Wystan Hugh Auden. Si Soile Isokoski se sort sans difficulté des vocalises et des écarts d’ambitus dont regorge « Let the florid music praise ! », c’est surtout dans la scansion à la menaçante monotonie de « Nocturne », et dans la fantaisie de « As it is, plenty », qu’elle rend justice au talent de Britten, dans toute sa diversité. Last but not least, avec les quatre pages de Richard Strauss qui concluent le programme, c’est à toute une synthèse du Lied allemand que nous assistons. « Die Georgine », méditation percée d’éclats inoubliables, est une petite sœur d’ « Im Treibhaus » des Wesendonck-Lieder wagnériens. « Meinem Kinde », rayonnant, sonne comme un reflet apaisé de la maternité euphorique décrite par Robert Schuman dans ses Frauenliebe und Leben (« An meinem Herzen, an meiner Brust »). « Morgen », surtout, ne se compare qu’à lui-même : tout de murmure et d’émotion contenue, salué par un silence parfait, on en regretterait presque qu’il ne soit pas le point final de ce concert –car comment Isokoski, suprême Maréchale, pourrait plier sa nature et sa voix au point de les faire rentrer dans les élans d’Oktavian passionné que semble réclamer « Cäcilie » ? Divine surprise, c’est « Cäcilie » qui rentre dans la voix et dans la nature de l’interprète, et sans rien contrefaire de son art et de son identité vocale. Pas le temps, cependant, de s’appesantir et de se complaire (on l’a compris, ce n’est pas le genre de Soile Isokoski) : à la demande générale, le tour d’Europe continue, avec, en bis, des mélodies de Finlande et d’Espagne. Loin des modes et des normes, Soile Isokoski nous a fait revivre un type de concert bien particulier. Programme varié à l’extrême, presque décousu, mais maintenu de bout en bout par la cohérence de l’interprète, et les splendeurs de sa voix (qui sont, finalement, les seules choses qui comptent) : on était revenu tout droit à l’époque des grandes poétesses qui, au Festival de Salzbourg, dans les années 1960 et 1970, faisaient du Liederabend leur raison de chanter, et le sommet de leur carrière.