A la suite du drame de Ferdinand Sardou, l’opéra de Puccini raconte l’histoire lamentable de deux êtres humains qui ont voué leur vie à créer de la beauté. Ils se sont rencontrés, ils s’aiment, et ne désirent rien d’autre que d’exercer leur talent librement. Or ces idéalistes vivent dans une société despotique où ce désir est subversif et peut les rendre suspects. Impliqués par hasard dans la fuite d’un condamné politique ils vont être broyés par le machiavélisme d’un policier. Il fait entendre à la cantatrice les cris de souffrance du peintre qu’il torture jusqu’à ce qu’elle révèle où se cache l’évadé. Cela condamne le peintre à mort, sauf si elle se donne au bourreau, alors l’exécution serait un simulacre et les amants pourraient s’enfuir secrètement. Elle accepte, il signe, mais alors qu’il va la violer, elle le tue. Elle vole à la prison, annonce la bonne nouvelle au peintre et lui fait répéter sa mort feinte. Sauf qu’il ne se relève pas : les balles étaient vraies. Alors elle se jette dans le vide, échappant aux sbires venue venger la mort de leur maître.
Cela, c’est la Tosca du livret mis en musique par Puccini. Ce que nous avons vu, c’est l’interprétation de Silvia Paoli. Elle semble s’être attachée à démontrer que Tosca est une œuvre politique à visée anticléricale, voire antireligieuse. En surlignant la dévotion affichée de Scarpia, qui devient une démonstration histrionique, elle allie la religion, même dévoyée, à la cruauté fondamentale du personnage. Et la religion est contaminée par l’hypocrisie de ceux qui s’en réclament, parlent de vertu et dissimulent ainsi leurs comportements vicieux. Le même Scarpia qui se prostre au pied de la Crucifixion reconstituée en tableau vivant – une évidente imposture – demandera plus tard à la jeune novice qui fait partie de son service de lui montrer son sexe afin de s’exciter avant de se masturber. Il tentera de violer Tosca en la plaquant sur la table dans une position qui n’exclut pas la sodomie. Ses commensaux sont des cardinaux – si l’habit fait le moine – dont Sciarrone, ce qui compromet encore davantage l’Eglise, qui de témoin devient agent du pouvoir répressif. Et celui assis de trois-quarts derrière la table, quel service recevait-il de la novice qui se lève d’entre ses genoux ? il reviendra prendre de la nourriture après avoir quitté la table, joignant la gourmandise à la luxure.
Scarpia au Palais Farnèse © Frédéric Stephan
Peut-être aussi une partie du public a mal reçu d’autres options, Tosca, par exemple, s’abstenant de déposer candélabres et croix auprès de Scarpia. Certes, l’absence de tout accessoire le lui interdisait. Mais cela semble confirmer la volonté de gommer la religiosité que le personnage a pourtant déjà affirmée. Et puis il y a la mort de Mario, assassiné d’une balle dans la nuque par Spoletta, et le suicide de Tosca, qui ne se jette pas dans le vide, mais se suicide par balle elle aussi, ce qui permet de la montrer effondrée sur l’amoncellement des restes des innombrables victimes du despotisme. Cela fait image, mais est-ce Tosca ? Le drame individuel que l’œuvre exaltait devient une péripétie minuscule de la période…Autre motif d’agacement, la transposition temporelle, même si elle est devenue banale, que les costumes de Valeria Donata Bettella situent au tournant des années cinquante du siècle dernier, quand l’actualité militaire de Bonaparte en Italie justifie le Te Deum et la cantate où Tosca se produira.
Ce ménage dans la « tradition » – ce qu’on appelle ainsi se conforme, faut-il le répéter, aux volontés des auteurs – se poursuit avec la ruée des sbires de Scarpia qui dépouillent son cadavre à l’exception d’un sous-vêtement. Les mêmes étaient à l’œuvre pour fouiller l’église, l’échafaudage élevé pour Cavaradossi devenant pour ces « ninja » prétexte à diverses acrobaties répétitives. Et ils sont probablement les mêmes à avoir défilé jusqu’à former un groupe qui ploie et s’effondre sur la terrasse, au dernier acte, avant de laisser la place à l’ossuaire mentionné ci-dessus. Si la forme de leurs interventions ne nous a ni passionné ni semblé utile, ils s’en sont acquittés vaillamment.
Tableau vivant : la Crucifixion. A gauche Scarpia en extase © Frédéric Stephan
Qu’est ce que ça change, dira-t-on ? Scarpia est mort, Mario meurt, et Tosca se suicide, le compte y est ! Pas pour ceux qui, aux saluts, ont exprimé leur désapprobation assez fort pour se faire entendre dans la marée des applaudissements qui continuait de saluer, à juste titre, le plateau et l’orchestre.
Honneur aux forces de la maison, les artistes des chœurs et les musiciens apparaissent à leur meilleur, en ce soir d’ouverture de la saison. La direction de Valerio Galli, précise et énergique, trouve un bon équilibre entre souci de la nuance et vigueur expressive, et des divers pupitres, qui l’ont accueilli par des piétinements de bienvenue, surgissent les couleurs, gémissent les timbres et claquent les accents dont vibre la partition.
A quelques nuances près, qui relèvent au moins autant de préférences que de constats objectifs – rappelons à tout hasard que ces comptes rendus reflètent les impressions d’un auditeur un jour donné, à un moment donné, et qu’ils ne se prétendent ni infaillibles ni définitifs – la distribution est des plus satisfaisantes. Peut-être faut-il ici rendre hommage à une direction d’acteurs qui a su obtenir du plus petit rôle un comportement théâtral crédible. Sciarrone discret, peut-être cauteleux, Florent Leroux-Roche a le profil bas de l’intermédiaire plus soucieux d’efficacité que de lumière. La rondeur de Frédéric Goncalves est trompeuse, elle lui permet d’atténuer ses questions inquisitrices, et s’il perd son sang-froid ce sacristain n’oublie jamais sa mission de dressage des jeunes générations. On s’attend presque à entendre Vincent Ordonneau haleter, tel un chien dévoué, tant il semble rivé à ce maître dont il doit aimer la cruauté, c’est dire l’intensité qu’il donne au personnage de Spoletta. François Lis, contraint par l’encombrant échafaudage à feindre de chercher la chapelle familiale, campe un Cesare Angelotti épuisé et révolté, dans un italien impeccable où il nous semble pourtant percevoir quelque chose de français.
Daniel Miroslaw n’en est pas à son premier Scarpia, malgré sa jeunesse apparente. La voix n’est pas de celle qui vous saisissent aussitôt et vous gardent prisonnier de leur timbre. Mais l’intelligence avec laquelle le chanteur exploite ses moyens et l’aplomb scénique avec lequel il affronte les situations scabreuses où le place la mise en scène méritent toute notre admiration. Riccardo Massi n’en est pas non plus à son premier Cavaradossi, qu’il a chanté sur nombre de scènes prestigieuses. Il surprend, au début, en ouvrant certaines voyelles au point de les déformer, mais cela ne dure guère et il montre à l’envi, d’un acte à l’autre, la vaillance de sa voix et son expressivité de comédien, qui lui vaudront un triomphe eux saluts.
Triomphe aussi, encore plus bruyant et prolongé, pour Ewa Vesin, venue sauver le spectacle il y a quelques jours. Elle aussi connaît le rôle, qu’elle a déjà interprété dans au moins cinq productions. Elle le joue sans difficulté, du babillage excessif qui masque mal l’inquiétude jalouse à la douleur de la femme torturée jusqu’à la détermination désespérée avant l’espoir fallacieux. A ce talent de comédienne s’unit le don d’une voix puissante, étendue, homogène et assez souple, qui lui permet de soutenir les forte de l’orchestre à parité avec son partenaire.
Alors, qu’importe au fond l’ambition de Silvia Paoli de faire une Tosca antireligieuse ? L’intégrité musicale et vocale était là !