« Lorsque la tragédie est là, c’est bien le ‘pourquoi’ et le ‘comment’ qui m’interpellent, davantage que le « quoi ». La passion amoureuse pour ce qu’elle est n’est pas mon but. Mais voir les malheurs d’un couple comme le révélateur d’un monde dysfonctionnant, d’un système corrompu, d’une communauté malade… voilà ce qui importe à mes yeux. Le drame romantique ne prend son sens que si les malheurs individuels révèlent quelque chose d’une menace et d’un destin collectifs. » Partant résolument de cette ligne directrice, David Bobée signe une nouvelle production de Tosca.
Entouré de son équipe d’assistants et de spécialistes pour les costumes, les vidéos et les lumières, il présente le grand opéra de Puccini dans une version transposée à l’époque actuelle où règnent également la corruption, la brutalité, le cynisme et le viol.
Le premier acte qui se doit d’être haletant se déroule dans une ancienne église convertie en atelier-galerie où sont exposées nombre de toiles achevées ou en cours. C’est là que va se cacher Angelotti, opposant au régime, soutenu par Cavaradossi. Inopinément, le peintre reçoit une visite amoureuse de Tosca qui est d’humeur jalouse ; il la rassure et parvient à l’éloigner avant de prêter main forte au prisonnier évadé. On assiste ensuite à l’entrée fracassante de Scarpia et de ses sbires à la poursuite du fuyard. Apprenant sa disparition et celle de Cavaradossi et avoir perfidement attisé les soupçons jaloux de Tosca qu’il convoite, la furie du chef de la police est telle qu’il fait brûler toutes les œuvres de son amant. Un gigantesque brasier laisse le public pantois.
Avec le spectaculaire assassinat de Scarpia par Tosca en passionaria déchaînée et enfin par la manière dont il traite, avec un découpage de plans quasi cinématographiques, le tragique dénouement, chaque acte va se conclure par un choc visuel. Ainsi, David Bobée, metteur-en-scène, démontre t-il sans conteste son art de dramaturge.
Latonia Moore apporte à Tosca une présence massive et explosive inoubliable. Une fois domptée sa voix de soprano, la chanteuse américaine originaire du Texas, a été consacrée par le Met en 2012 dans le rôle-titre d’Aida (voir la critique de Christophe Rizoud pour la reprise de 2017). Son superbe « Vissi d’Arte », ses duos amoureux avec Cavaradossi, son allure hautaine, ses cris de détresse et de rage, le moelleux de son timbre (acclamé dans Porgy and Bess) lui vaudront un tonnerre d’applaudissements au moment des saluts.
En Cavaradossi, l’excellent ténor italien Andrea Carè, quelque peu cueilli à froid au premier acte, donne par la suite le meilleur de lui-même. Ses duos avec Tosca sont touchants à souhait. Dans le fameux air « E lucevan le stelle » au dernier acte chanté sans pathos excessif avec son magnifique accompagnement de clarinette, qui se termine en sanglots, il se montre bouleversant.
Selon Bobée, Scarpia est le moteur de l’action que l’on ne saurait racheter : « Il terrorise les opposants, il instrumentalise la religion, il tyrannise ses sbires, il viole les femmes, il torture les hommes, il abat les fugitifs. Omniscient, omnipotent, omniprésent, Scarpia n’existe que dans le rapport de domination et fabrique sous nos yeux un environnement où la mort est la seule fuite possible ». Pour l’interpréter, Kostas Smoriginas, jeune baryton-basse prometteur, à la voix puissante et colorée, fait ici une prise de rôle réussie qui ne pourra que s’enrichir avec le temps quand son physique se sera étoffé.
Cette distribution d’excellent niveau est efficacement complétée par un ténor et trois barytons-basse. Mention spéciale pour Jean-Fernand Setti, un chanteur français dont la haute silhouette et la voix bien projetée incarne un Angelotti qui attire la sympathie.
Sous la baguette énergique et précise du chef norvégien Eivind Gullberg-Jensen, l’orchestre respire constamment avec les chanteurs dans une narration qui entremêle les nombreux instruments, les artistes des chœurs et les voix solistes. Leitmotivs, ostinatos, élans, lamentations, menaces, cris de terreurs, exécutés avec brio et sensibilité, créent l’atmosphère lourde, puissamment expressive, avec laquelle la musique de Puccini étreint les spectateurs.