Voici déjà la sixième critique de Tosca dans les pages de Forum Opéra pour l’année 2021, signe que le drame romain continue d’inspirer les théâtres à travers le monde ! Le théâtre Bolchoï n’a pas choisi cette fois-ci de filer la métaphore révolutionnaire en transposant l’action pendant la Commune de Paris, comme l’évoque Piotr Kaminski à l’entrée correspondante de son dictionnaire. Dans l’air du temps en Russie, la mise en scène, confiée aux Italiens Stefano Poda et Paolo Giani Cei, est un bric à brac néoclassique sans grand intérêt dramatique, ni d’ailleurs esthétique. Les trois actes se déroulent dans une espèce de Musée des Confluences où des morceaux de statues blanches sont exposés dans une pièce noire, entourés de néons. Un dôme avance et recule, parfois se retourne ; une cloche gigantesque descend du plafond, puis remonte ; une brume jaune flotte sur la scène. Soit. Supprimer la géographie si différente des trois actes de Tosca pour en faire un huis clos, au fond, pourquoi pas ? Mais, ici, ce n’est pas au service d’une lecture psychologisante, voire intimiste, c’est l’occasion d’ajouter du faste au brillant, avec pléthore de figurants dont on comprend mal l’apport scénique. A titre d’exemple, le deuxième acte, censément dans le bureau de Scarpia, c’est-à-dire toujours au même endroit, s’ouvre avec un groupe de jeunes femmes dans des robes à panier, étrangement statiques. Dans cette scène, comme dans le Te Deum qui clôt le premier acte, débordant d’or et étrangement orthodoxe, on penserait presque qu’on est venu voir un grand opéra à la Française, et pas une œuvre vériste…
Te Deum, Acte 1 © Damira Yousoupova
Si la trame se dissipe dans la mise en scène, la direction orchestrale de Plácido Domingo vient lui porter le coup de grâce. A en croire la récente critique d’un confrère, confirmation a priori de l’impression que nous avons nous-mêmes ressentie, la mode est à l’opératisation à outrance de Tosca, pour en faire briller quelques passages clefs (ceux des récitals et des compilations, s’entend), au risque de sacrifier l’élan brusque qui fait pourtant de cet opéra le plus cinématographique de tous (dixit Piotr Kaminski, une fois encore). L’orchestre ralentit exagérément lors des arias, au point de trébucher, voire même de créer des décalages. Les couleurs de l’orchestre ressortent, dira-t-on, et le puccinien transi se délectera (en partie, par moments) de cette lecture au ralenti, mais le suspense, qui demeure le sel de cette œuvre, s’évapore dans ces pizzicati appuyés, ces ondoiements des harpes et autres effets orchestraux destinés à tailler aux solistes un rutilant écrin. L’intention était sans doute bonne, mais de telles voix nécessitaient-elles de si grosses ficelles pour briller ? Il est permis d’en douter. Dans le rôle de Tosca, Anna Netrebko rattrape les errances de la mise en scène et de l’orchestre : charnelle, passionnée, rayonnante, elle s’illustre aussi bien dans les solos que dans les duos, passant avec volupté du soupir à l’éclat. Si les retrouvailles des amoureux au premier acte avec le Mario de Rudolf Karakhan sont relativement ennuyeuses pour les raisons évoquées plus haut, le rythme lascif et appuyé se prête bien à leurs adieux au troisième acte, dans l’atmosphère onirique du lever du jour. Le « Vittoria » de Rudolf Karakhan au deuxième acte, sanguin, flanque des frissons, bien que dans l’ensemble son timbre soit un peu sec. On retiendra également les duos de Tosca et de l’auguste Scarpia campé par Elchin Azizov, puissant et rocailleux. Dommage que ce plateau d’argent ait été si mal servi !