Après l’accueil mitigé qui lui avait été réservé à Aix-en-Provence en juillet 2019 (voir le compte rendu de Christophe Rizoud), la Tosca de Christophe Honoré est donnée à l’Opéra de Lyon dont le public, ce soir de première, se montre enthousiaste. Il faut dire que l’entreprise, virtuose, subtile et émouvante, ne peut laisser indifférent.
Il y a bien sûr, pour qui l’a vue notamment dans la version filmée à Rome de 1992, une certaine fascination et une absolue nostalgie à revoir Catherine Malfitano dans le rôle de la Prima Donna que lui confie Christophe Honoré aux côtés d’Elena Guseva incarnant une jeune interprète de Tosca. L’entreprise opératique du cinéaste se situe exactement à l’opposé du film qui présentait Tosca à Rome aux heures et lieux du livret, reconstituant ainsi une sorte de réalité de l’action. À l’inverse, Honoré propose une mise en perspective de l’interprétation de l’œuvre, dédoublant sa facticité (Elena Guseva et Massimo Giordano jouent les rôles d’une soprano et d’un ténor qui jouent eux-mêmes les rôles de Tosca et de Mario), donnant à voir la construction artistique autant qu’artificielle d’un spectacle d’opéra.
Bien que la totalité de l’œuvre soit exécutée et chantée, les choix du metteur en scène, qui met en avant certains passages sous forme de répétition pendant les deux premiers actes avant une représentation en version de concert de l’acte trois, donnent l’impression d’entendre des fragments de l’opéra, entrecoupés de scènes de la vie ordinaire des chanteurs ou extraordinaire de la Prima Donna (entourée de ses robes et costumes, accessoires de scène, affiches, portraits, photos…).
Si l’amateur d’art lyrique peut être irrité par l’apparent primat du théâtre et du film (projection sur écran géant, et même sur deux écrans au deuxième acte, d’images d’archives mais aussi d’images filmées en direct sur la scène, démultipliant les vues et les perspectives), le volume et les timbres de l’orchestre et des voix, qui tranchent avec la dimension feutrée du décor, les dialogues parlés et l’éparpillement des personnages sur la scène, opposent la force de la musique aux faiblesses de la vie humaine. Se confrontent ainsi d’un côté la caducité de l’existence, la vanité de toute grandeur, la laideur des pulsions primaires non maîtrisées (scènes de débauche et de violence chez Scarpia mais aussi dans l’appartement de la Prima Donna et de son Majordome), de l’autre côté l’éclat somptueux d’une musique qui retentit comme pour la première fois, qu’accompagne la nouvelle naissance du chant lorsque l’interprète de Tosca prend le relais des notes initiales chantées par la Prima Donna.
©Jean-Louis Fernandez
Plus que les citations de Proust projetées à l’acte II, ce sont les images souvent poignantes des grandes interprètes du rôle, et de Catherine Malfitano elle-même dans le film de 1992, qui évoquent le mystère de la vie et de l’art, du temps et de la création, créant un sentiment d’intimité et de proximité qui concourt à l’émotion que suscite ce spectacle, même s’il se heurte à des limites. Ainsi, entre autres, l’apparition de Scarpia censé surgir à l’église Sant’Andrea della Valle, est ici dépourvue de tout effet et passe presque inaperçue ; la lutte entre Tosca et Scarpia perd de son acuité en quittant le cadre prévu par le livret, etc. L’intensité dramatique est davantage portée par la confrontation permanente de la vie et de la représentation : à la fin de l’acte II, la Prima Donna reprend à son compte (à la place de l’interprète de Tosca) la longue didascalie du livret mais s’allonge elle-même entre les deux chandeliers qu’elle plaçait autrefois, sur scène, de chaque côté du corps sans vie de Scarpia. Le passage de témoin a eu lieu, elle a remis à Tosca sa propre robe rouge, elle a porté à ses joues le faux sang de Scarpia et en a déposé aussi sur le visage de celle qui lui succède dans le rôle qu’elle incarnait jadis.
Lorsque le rideau se lève sur le IIIe acte, la présence inattendue de l’orchestre au complet sur scène s’accompagne d’images projetées en direct à partir d’une prise de vue de la maquette du Château Saint-Ange, disposée au parterre, et de la Prima Donna qui traverse les rangs des spectateurs, nous révélant ainsi d’autres artifices de création. Le paradoxe de ce troisième acte, qui donne toute la place à la musique et au chant, est d’être à la fois mise en scène et effacement de toute mise en scène de l’opéra lui-même. La Prima Donna, revenue sur le plateau, traverse l’orchestre en saluant les différents pupitres – ce sont ses adieux à la scène – et monte sur un parapet pour se trancher les veines, tandis que Tosca, en robe-fourreau lamée or, se tient rayonnante à côté des personnages masculins en smoking.
Son rôle est tenu par la jeune soprano russe Elena Guseva qui impressionne autant par ses talents d’actrice que par la puissance de sa voix, à la belle rondeur et à la projection efficace. Son « Vissi d’arte », chanté étendue à terre (comme le veut une certaine tradition reprise ici de manière démonstrative), est d’une intensité délicate. Le ténor italien Massimo Giordano, prometteur dans ses premières interventions, avec des inflexions juvéniles et de beaux aigus, semble parfois bridé – « E lucevan le stelle » manque un peu de souffle et d’inspiration. Le Scarpia du baryton russe Alexey Markov, d’une froideur effrayante, est efficace même s’il manque de nuances et de caractère. Au service de la musique, qui joue finalement le rôle principal de l’opéra, Daniele Rustioni dirige avec ferveur – et parfois des tempi infernaux – l’Orchestre de l’Opéra de Lyon au meilleur de sa forme, attentif à la moindre nuance, à l’expressivité des timbres, à la justesse des articulations. Les Chœurs et la Maîtrise contribuent avec bonheur au succès de la soirée.