Elle est partout la torture, omniprésente, sur la scène et dans les têtes, dans la vision de Tosca que nous propose Andreas Kriegenburg pour cette quatrième reprise au Frankfurter Oper d’une lecture datant de 2011. Envahissante, et pas seulement parce qu’au deuxième acte nous assistons en direct au supplice de Mario Cavaradossi, grâce à une habile séparation de la scène en deux niveaux : quand Mario souffre à l’étage, son tourment et celui de Floria deviennent bien vite les nôtres et le râle arraché aux entrailles du peintre nous enjoint de crier grâce.
Pour tangible et impudente, et finalement fascinante que soit cette torture physique livrée à nos regards hébétés, il apparaît très vite qu’en réalité elle se glisse dans chaque tableau de l’œuvre. Pour cela, Kriegenburg (à qui l’on doit la mise en scène des actuels Huguenots parisiens) joue magnifiquement l’épure de la scène et les décors de Harald Thor sont volontairement minimalistes et du coup entièrement signifiants. Thor nous montre une église réduite à une croix de vitrail, immense et castratrice. S’effondre-t-elle enfin à la sortie d’Angelotti, par un bel et spectaculaire effet de surprise, qu’elle réapparaît immédiatement, immense silhouette à la Giacometti, en fond de scène, dictant sans répit leurs conduites aux uns et aux autres.
© Barbara Aumueller
Quelle est donc cette Église figurée par des enfants de chœurs hilares, des prêtres en habit d’apparat mais ayant chaussé des Ray-Ban, si ce n’est un simulacre de religion qui oppresse au lieu d’élever et qui, finalement, ne sert de rien (Mario, au III, refusera la présence du prêtre qui, auparavant, aura béni à la chaîne les cercueils où sont déposés les cadavres des précédentes victimes de la folie scarpiesque) ?
La torture trouve aussi son terrain de jeu dans les espaces immenses offerts aux trois actes, si vastes et vides et vains que nos sens égarés ne savent où aller. Après l’église, ce sera, au II, une salle sans fond donnant sur un jardin : superbe table de dîner aux chandelles, joli bureau, musiciens de chambre affairés (décidément il y a du Don Giovanni dans ce Scarpia !). Mais tout cela est factice, car du moment où Mario est conduit près du commissaire, les cloisons se rapprochent, les ouvertures sur jardin s’estompent, le plafond s’abaisse, l’étau se resserre comme une colossale vierge de fer.
Au III enfin, en lieu et place de Sant’Angelo, un grand plan, place de Grève où sont passés par les armes les réfractaires. Ambiance glacée, sordide où même le pâtre finit par se vautrer dans une mare de sang, vestige de l’exécution précédente.
C’est que la torture est autant psychologique que physique. On fait croire à Mario et Floria que les fusils sont tombés et rangés ? C’est pour mieux abattre Mario à bout portant d’un pistolet sorti de nulle part.
La mise en scène utilise un matériau contemporain : les protagonistes sont jeunes (Scarpia est un bellâtre dont on se rend vite compte qu’il est aussi pervers narcissique, Floria une héroïne de bleuette très vite rongée par le vertige qui s’ouvre sous elle), les téléphones vibrent de concert à l’annonce de la victoire de Bonaparte ; tout est fait pour rendre terriblement actuelle cette maléfique manipulation.
Et pourtant, l’avons-nous trouvée douce cette horrible torture ! Avons-nous aimé souffrir avec Mario et Floria, au gré d’une esthétique d’ensemble d’une fluidité impressionnante et d’une maîtrise musicale qui offrit de tels moments de plénitude !
La troupe de l’opéra de Francfort a fait montre une fois de plus de la qualité et de la solidité de la formation qu’elle dispense. Le Sciarrone de Barnaby Rea , le Spoletta de Michael McCown, tous deux en beaux gosses de l’ombre, l’Angelotti de Brandon Cedel, tout comme le sacristain de Franz Meyer ont abordé leurs rôles, dont la difficulté réside davantage dans le jeu que dans le chant, avec sérieux et une réelle implication. Le pâtre de Jacob Hildner, Dompfaff de la cathédrale de Mayence, n’a pas démérité, se tirant plutôt bien d’une courte partition semée d’embûches.
C’est probablement le Mario de Stefano La Colla qui nous amènera à émettre quelques réserves. Disons-le donc une fois pour toutes, la voix nous a paru bien sèche et peu chaleureuse dans son expression. Il manquait le minimum vital de vibrato, absent quasiment du début à la fin, un legato plus soutenu, pour que Mario épouse pleinement et authentiquement la passion brûlante de Floria. On l’aurait voulu aussi plus incandescent dans le duo du I et davantage ravagé lorsque, à califourchon sur son futur cercueil, il entonnera un « E lucevan le stelle » plus appliqué que désespéré. Ceci étant dit, quelle aisance dans le forte, quelle facilité dans l’aigu, quelle belle projection aussi. Cavarodossi est un rôle parfaitement dans les cordes de La Colla et nul doute qu’on l’y retrouvera au meilleur de lui-même.
Le Scarpia de Dario Solari a été chaleureusement et fort justement salué par le public. On ne donne pas si souvent à voir un commissaire si jeune, si fringant et entreprenant. Notre Uruguayen possède un joli baryton, pris une fois ou deux en défaut de puissance, mais qu’importe : il nous a livré une partition pleine, à la lecture renouvelée et cela est bien rafraîchissant. Son air du II fut particulièrement heureux, là où il ne lui fallait pas lutter contre un orchestre parfois envahissant. Tout son acte II est d’une fluidité rare jusqu’à l’estocade finale qu’il rend avec une vérité qui nous émouvrait presque ! Voix pleine, bien menée, technique déjà assurée.
Floria Tosca enfin, Malin Byström dont la carrière n’en finit pas de s’épanouir (elle est la récente lauréate des International Opera Awards 2018), nous offre une lecture de son rôle si personnelle, si habitée qu’on en redécouvre le personnage. La Suédoise a capté tous les regards et toutes les attentions. C’est que tout y était : une présence de chaque instant (de la midinette capricieuse à la manipulatrice morbide) et un chant maîtrisé de bout en bout. Elle essaie dans son duo du I d’emporter la flamme de Mario ; elle y met pour cela toute la palette des couleurs qui manquaient à son partenaire. Admirable numéro de duelliste avec Scarpia au II, qui culmine en un « Vissi d’arte » à déchirer les pierres. La voix est pleine, sèche quand il le faut (les derniers mots échangés avec Scarpia), et pour le reste d’une rondeur, d’une douceur, d’un moelleux mais aussi d’une force et d’une incandescence qui nous ont rappelé quelques illustres devancières. Un rôle qui semble sur mesure, et une voix qu’on aimera aussi entendre en Maréchale ou Desdemona.
Un mot enfin d’un orchestre mené avec une belle intelligence par le jeune (lui aussi!) Lorenzo Viotti, lauréat, en 2017 des International Opera Awards et à qui l’Opéra National de Paris a confié Carmen au printemps 2019. Belle attention aux chanteurs, jolie retenue quand nécessaire et munificence des cuivres qui ponctuent le tragique, implacable et irréversible déroulé vers le néant.