Ce n’est pas la première fois que le rôle-titre de La Clemenza di Tito est malmené par un metteur en scène, tout comme ceux de Mitridate et de Lucio Silla. En proie à de terribles conflits intérieurs, ces maîtres du pouvoir connaissent des moments de déstabilisation : Mitridate est trahi par l’un de ses enfants qui usurpe son trône, Lucio Silla est l’objet d’une conjuration conduite par des êtres qui lui sont chers et manque de perdre la vie, enfin Titus est victime d’une tentative d’assassinat de la part de celui qu’il considérait comme un fils. Mais leur déséquilibre n’est que temporaire. Tous trois ont pour dénominateur commun leur magnanimité, qui leur fait gracier les coupables ou même abdiquer en leur faveur. Cette magnanimité est parfois considérée comme suspecte et présentée à travers le miroir déformant d’une folie schizophrène ou d’un comportement maniaco-dépressif. Lors de la célébration du deux-cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Mozart au Festival de Salzbourg 2006, ce type d’analyse réductrice a servi de base à Günter Krämer pour sa lecture de Mitridate, Jürgen Flimm pour Lucio Silla et, de façon moins marquée, Martin Kusej pour La Clemenza di Tito.
Cette même année 2006, Christof Nel suit lui aussi cette piste si bien que sa mise en scène de La Clémence de Titus, pourtant très élaborée, le fait passer à côté de l’essentiel. Rappelons que Mozart écrivit cet ultime opera seria par nécessité vitale, alors qu’il n’avait pas totalement terminé la Flûte enchantée, qu’il était malade et totalement démuni et qu’avec ce chef d’œuvre ultime, il nous fait partager l’immense souffrance qui était la sienne peu avant de mourir. Cet opéra nécessite non seulement une excellente interprétation musicale, mettant en valeur ses audaces mélodiques, harmoniques et dramatiques, mais une grande honnêteté dans la réalisation scénique. Il doit être présenté pour ce qu’il est (et non pour ce que le réalisateur désire qu’il soit), dans toute sa complexité et dans un cadre approprié. Nous venons une fois de plus d’en avoir la preuve.
Le décor de Roland Aeschlimann ressemble à une maquette grandeur nature en papier plié et solidifié. Il représente un intérieur très dépouillé, vu au travers d’une gigantesque fenêtre (toujours en papier) qui disparaît ou revient à vue. Beau en lui-même, il ne permet pas d’évoquer tout ce qui se trame en secret autour de l’Empereur car les éclairages de Volker Weinhart, assez froids, tuent tout mystère. Les costumes d’Ilse Welter, presque monochromes, beiges comme le décor, sont parfaitement réalisés mais mal adaptés à ce drame aux multiples intrigues. Il en résulte une regrettable sécheresse visuelle qui rejaillit sur l’ensemble et génère une certaine monotonie, en dépit d’une direction d’acteurs très soignée de Christof Nel (à l’exception du personnage de Servilia, presque laissé pour compte).
Les tentatives du metteur en scène de rattacher l’œuvre à celle de Racine, source d’inspiration de Métastase, échouent parce qu’elles sont plaquées et mal intégrées à l’action. Le rajout du personnage de Bérénice tombe à plat, comme celui de Lentulo dont la présence sur scène est ressentie comme superflue. La tension retombe à plusieurs reprises et il en résulte quelques périodes d’ennui, mal compensées par l’interprétation musicale du directeur musical Daniel Jakobi. Pourtant tout avait bien commencé : l’orchestre sonnait bien, nuancé, phrasé, avec des syncopes et des accents expressifs bien mis en valeur, de beaux soli instrumentaux, mais voilà qu’au cours de la représentation, le chef se laisse déborder, accélère certains tempi, s’énerve, oublie les pianissimi si bien que l’orchestre joue de plus en plus fort et perd sensiblement de sa qualité.
Le point fort de la production, ce sont les chanteurs. L’excellent chœur fait une bonne prestation bien que la mise en scène l’ait relégué au rang de spectateur passif de l’action. Quant aux solistes (tous membres de la troupe), ils tirent le mieux possible leur épingle du jeu. Corby Welch, qui incarnait dans la Flûte enchantée un Tamino lunatique, devient ici un Titus totalement déséquilibré, qui maitrise difficilement ses gestes et se laisse aller aux pires excentricités, variant d’un extrême à l’autre, ce qui ne lui simplifie pas la tâche. Et pourtant il s’acquitte honorablement de ses fonctions. S’il ne maîtrise pas totalement sa voix large de futur Heldentenor, il réussit magistralement les ruptures entre ses débordements de colère et ses brusques retours à l’indulgence.
La Vitellia de Christina Dietzsch au solide métier, au timbre rond et homogène, aux aigus larges et brillants, est très convaincante. Dominatrice, elle fait preuve de sécheresse de cœur jusqu’au moment où elle se laisse émouvoir par le dévouement de Sesto, ce qui la métamorphose. Romana Noack, soprano léger au timbre attachant, réussit à s’imposer en Servilia au deuxième acte par son engagement personnel, bien que bridée par la direction d’acteurs. Le chant expressif et le timbre chaleureux d’Adrian Sâmpetrean confèrent intensité et empathie au personnage de Publio. Inversement, l’Annio de Theresa Kronthaler est pâle et semble un peu perdu. La chanteuse, dont la voix de mezzo plutôt corsée est prometteuse, manque encore de maturité.
C’est le Sesto d’Annette Seiltgen qui domine sans conteste la distribution. Cette future dramatique au timbre mordoré où se fondent grave et aigu, à la voix homogène, puissante mais agile et nuancée à l’extrême, qui a déjà abordé avec succès les rôles de Léonore, Cassandre (Les Troyens), Aldagisa, mais également Fricka, Brangäne, Salomé, Ariane et Octavian, était Clytemnestre dans l’Iphigénie en Aulide de l’Opéra du Rhin en 20081. Elle incarne un Sextus saisissant. Trouvant sans peine les différentes couleurs vocales pour exprimer la grande diversité des affects de son personnage, elle sait être gaie, légère et soudain tragique, désespérée, incarnant admirablement la souffrance que Mozart a insufflée à ce rôle.
Les pensionnaires de la troupe de la Deutsche Oper am Rhein, comme ceux des nombreux théâtres allemands et autrichiens à répertoire qui peuvent encore s’offrir le luxe d’un ensemble permanent, mesurent certainement leur chance. Bien encadrés, ils cheminent peu à peu dans la carrière sans brûler les étapes, contrairement à ces stars, Icare du mondialisme, qui se brûlent les ailes pour avoir voulu monter trop haut trop vite. Peut-être reviendra-t-on un jour, en France, à cette formule qui suppose une grande sagesse de la part des équipes de direction car mal gérée, elle peut se transformer en son contraire et tuer de belles voix au berceau.
1- Cf. l’article de Pierre-Emmanuel Lephay. Comme nos deux avis divergent à propos de cette cantatrice, nous supposons qu’elle a beaucoup progressé en deux ans.