Si le chanteur représente un esclave, un prisonnier dans les fers, il apparaîtra bien poudré, avec un habit couvert de pierreries, un casque très élevé, une épée, des chaînes bien longues et brillantes qu’il fera résonner à tout moment, pour exciter la pitié du public. Benedetto Marcello, Il teatro alla moda (1720).
Au détour d’une interview parue dans Le Monde quelques jours avant la sortie de son nouvel album, Cecilia Bartoli prétendait se démarquer des autres chanteurs en soulignant l’immense sacrifice humain que représente la mutilation de milliers d’enfants dont seule une poignée devait connaître la gloire et forger la légende des castrats. Est-ce une manière d’exploiter le filon sensationnaliste ouvert il y a quinze ans par Farinelli tout en se rachetant une conscience à bon marché ? Ou bien s’agit-il plus prosaïquement d’une opération de marketing ? Difficile en tout cas de ne pas être mal à l’aise, à l’image de notre brillant éditorialiste, devant la multiplication d’hommages pour le moins ambigus aux Senesino, Carestini et autre Farinelli. Le copieux livret qui accompagne l’édition de luxe de Sacrificium, avec son « précis du castrat », le discours promotionnel de DECCA ou les émissions de radio animée par Cecilia Bartoli ne nous apprennent strictement rien qui ne soit déjà largement connu et documenté, y compris dans d’excellents ouvrages de vulgarisation disponibles depuis des lustres. C’est par la qualité du projet artistique, longuement préparé et peaufiné, que Bartoli se distingue vraiment de ses prédécesseurs. Sergio Ciomei, qui a succédé à Claudio Osele comme conseiller musical, a écumé les bibliothèques européennes pour dénicher une dizaine de pages inédites au disque. Neuf numéros ont été retenus pour la tournée, auxquels la cantatrice a choisi d’ajouter trois autres raretés de Broschi (« Chi non sente al mio dolore ») et Vinci (« Cervo in bosco », « Quanto invidio la sorte… Chi vivi amante »). La richesse du programme pour un simple récital ne laisse pas d’étonner, mais les spectateurs ne sont pas au bout de leurs surprises…
Pour les deux concerts donnés au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, des sièges ont été ajoutés sur la scène et le public a même investi, privilège insigne, la loge royale. L’excitation est à son comble lorsque surgit la diva, harnachée, de pied en cap, en mousquetaire, accueillie par une rumeur d’admiration et des applaudissements nourris qui interrompent l’ouverture de Porpora à peine esquissée par Il Giardino Armonico. Au fil des airs, la mezzo se retire dans les coulisses, y abandonne l’un après l’autre vêtements et accessoires pour finir la première partie… en chemise. En seconde partie, le chevalier d’Eon cèdera la place à une créature hybride, robe rouge et or sur pantalon et cuissardes noirs. Cecilia Bartoli sort le grand jeu et pousse l’évocation des castrats jusqu’à parodier leur excentricité. Nous savons que Benedetto Marcello, dans son célèbre pamphlet sur l’opéra Il teatro alla moda, exagérait à peine lorsqu’il brocardait l’attitude de certaines chanteurs dont l’extravagance ne se limitait pas à l’équipage : lorsqu’il sera en scène avec un autre acteur qui, suivant l’exigence du drame, s’adressera à lui en chantant un air, il n’y fera pas attention ; il saluera les masques dans les loges, sourira aux instrumentistes et aux comparses, afin que le public comprenne bien qu’il est le signor ALIPIO FORCONI, musico, et non le prince Zoroastre qu’il représente. La pyrotechnie sert aussi et d’abord la vanité de l’artiste : tant que durera la ritournelle de son air, il se promènera, prendra du tabac, dira à ses amis qu’il n’est pas en voix, qu’il est enrhumé, etc. Quand il chantera, il n’oubliera pas qu’il peut s’arrêter sur la cadence aussi longtemps qu’il le voudra et faire des traits, des fioritures, des gargouillades à sa fantaisie ; pendant ce temps, le maître de chapelle laissera là le clavier, prendra une prise et attendra qu’il plaise au chanteur de vouloir bien finir. Mais plutôt que de singer le comportement narcissique du musico, la chanteuse pratique l’autodérision, s’arrêtant bouche bée et l’air ahuri au milieu de l’effroyable « Cadrò, ma qual si mira » d’Araia, comme si elle était la première étonnée des cascades de notes qui viennent de jaillir de son gosier. Et, de fait, la performance n’est plus musicale, mais sportive. Irréelle au disque, elle prend toute sa dimension sur scène où ce ne sont plus les mouvements du visage de la cantatrice que retiennent l’attention, mais son corps tout entier. Ultime métamorphose, le show se clôt avec une interprétation éblouissante du cheval de bataille de Farinelli, le «Son qual nave » composé sur mesure par son frère Ricardo Broschi. Empanachée de plumes rouges, la star du jour se plante à l’avant-scène, de trois quarts, la mine fière, toise le public et se pavane en opérant un demi-tour sur elle-même, clin d’œil délectable au Farinelli de Gérard Corbiau. Si elle ne donne que la section A de l’air, Bartoli tient la note avec un aplomb insolent avant de décocher des traits dont la célérité semble défier les chanteurs réunis pour le film et les ingénieurs de l’IRCAM. Comment résister à un pied de nez aussi jouissif ?
Ce n’est bien sûr pas l’obscur Araia, Broschi, Leo, Vinci ni même Porpora qui attirent les foules, mais la tête d’affiche. Ceux qui manifestent bruyamment leur enthousiasme après le 1er mouvement d’une ouverture ou sans attendre la fin du pianissimo sur lequel s’éteint un lamento viennent, de toute évidence, moins pour la musique que pour le phénomène Bartoli. Les mélomanes auraient tort, cependant, de rejeter en bloc ce répertoire car il recèle, à l’instar des opéras de Haendel ou Mozart, des merveilles dans le cantabile comme dans le canto di maniera. La haute voltige et la surcharge ornementale ne donnent trop souvent qu’une image tronquée du bel canto façonné par les musici. Ceux-ci comptaient dans leurs rangs d’éminents pédagogues auxquels on doit d’ailleurs les principaux traités de chant (Pistocchi, Bernacchi, Tosi, Mancini…) et dont l’art a rayonné bien au-delà des conservatoires de Naples et de Bologne. En attestent le très séduisant « Misero Pargoletto » de Graun et le « Quel buon pastor » de Caldara, sommet de l’expression pathétique empreint de cette grande intériorité qui fascinait tant Mandyczewski, l’ami de Brahms. Ce n’est plus la virtuosité, mais la sensibilité à fleur de lèvres de Bartoli qui touche l’auditoire, subjugué et réduit au silence par un Lascia la spina (en bis) d’une bouleversante justesse, affiné, épuré jusqu’au murmure et bercé par le luth perlé de Luca Pianca. Bonne nouvelle au passage : Il Giardino Armonico a mûri et cultive désormais la subtilité, loin des excès bruitistes de ses débuts, comme l’avait déjà laissé entrevoir sa collaboration avec Bernarda Fink (Il Pianto di Maria). On mesure ici ce que Bartoli apporte à ces pages admirables: un chant riche en consonnes et une italianité idoine, un médium et des graves charnus. Qui, parmi ses rivaux des deux sexes, peut prétendre réunir ces qualités ? Contrairement à certaines idées reçues, même chez les sopranos comme Farinelli, le public admirait le médium et le registre de poitrine. Au risque de fâcher les détracteurs de la Romaine, le public du XVIIIe siècle prisait la pureté de l’intonation et la douceur du timbre, bien plus que la puissance de l’organe. Charles Duclos, dédicataire du Devin du village, considère que si les Français « donnent trop de voix » et forcent le son, les Italiens « pèchent peut-être par l’excès contraire et ne chantent qu’à demi voix ». Du reste, c’est ainsi, et non à gorge déployée, que les coloratures devraient la plupart du temps être chantées…
Et maintenant ? Avec un tel show, Cecilia Bartoli s’est engagée dans une voie sans issue : elle ne peut ni se répéter ni tenter de renchérir dans la prouesse sans risquer de décevoir ou de lasser. Elle pourrait, par contre, approfondir le Seicento et revenir aux sources du théâtre musical. Il y a deux ans, lorsque nous l’avions rencontrée pour Maria, elle nous confiait rêver toujours de Poppea, mais ne semblait pas non plus exclure Ottavia… To be continued !