De nombreux arguments d’opéras s’inspirent du mythe d’un pacte avec le diable pour contrer le destin. Tel est le cas du Rake’s Progress de Stravinsky, en précisant que, dans la « carrière d’un libertin », l’âme du héros trouve sa contrepartie dans une année de désœuvrement et de débauche. C’est cher payer une expérience qui ne le satisfait pas et dont il ressort bourrelé de remords.
Krzysztof Warlikowski transpose cette aventure dans l’univers interlope d’Andy Warhol. Gidon Saks doté de la célèbre coiffure bicolore du pape du pop-art incarne un Nick Shadow diabolique. Cependant, tant sa prestance physique que sa dimension vocale impressionnante contrastent avec l’image chétive véhiculée par le modèle. Les riches décors et les costumes particulièrement soignés de Malgorzata Szczesniak multiplient les références aux Etats-Unis de la fin des années 70 – tabagisme de rigueur, réclame pour le ketchup Heinz, super-héros de dessin animé, coiffures crêpées façon « Hairspray », vêtements à paillettes – tandis que de lascives créatures mi chattes-mi souris peuplent la scène et tentent de recréer l’ambiance des soirées cocaïnées de l’âge d’or artistique New-Yorkais. L’activité scénique est accentuée par le recours à une caméra mobile qui filme les protagonistes dans les moindres détails et diffuse les images simultanément sur plusieurs écrans. L’omniprésence des choristes placés dans une tribune à l’aplomb de la scène contribue à désorienter l’attention des spectateurs par leurs jeux mimant tantôt la lubricité des clients de la maison close de la Mère l’Oie, tantôt la folie des internés de l’asile.
L’hyperactivité de la scène occulte la richesse des pages écrites par Stravinsky. Sous la baguette de David Robert Coleman, les instrumentistes de la Staatskapelle dévoilent les nombreuses surprises introduites par le compositeur tantôt inspirées par les maîtres anciens (le recours à une narration sur le mode des récitatifs), tantôt traduisant sa volonté de créer des effets (l’intervention du clavecin lors de la lugubre scène du cimetière notamment).
La mélodie lyrique nourrie qui parcourt l’œuvre s’étire en lignes de chant classiques interprétées par des artistes qui habitent véritablement leur rôle. Adriana Kucerova donne à son Anne, par ses interventions exaltées, une détermination radieuse qui s’oppose au caractère velléitaire et paresseux de Tom Rakewell, incarné par Stephan Rügamer qui compense un timbre trop clair par une émission précise. Birgit Remmert dotée d’une voix sombre campe une pulpeuse Mother Goose tandis que Baba la Turque, femme à barbe dans un cirque, est jouée avec brio par un homme (Nicolas Ziélinski) dont la haute-contre ne fait jamais défaut, en dépit des écarts de tessiture auquel le rôle est exposé. Trulove (la basse Jan Martinik) et Sellem (Erin Caves) correspondent à deux modèles de la sociologie américaine : le fermier du middle-west en salopette et l’afro-américain aux dreadlocks.
A l’instar du Faust de Gounod, c’est dans la folie que la rédemption s’opère, mais pas dans celle de l’innocente Anne.