Un simple drapeau bleu et jaune porté sur ses épaules et les larmes de la mezzo ukrainienne Valentina Pluzhnikova (Albine) aux saluts font chavirer la salle du Teatro alla Scala. La bulle qui nous avait portés cette soirée dans des ailleurs artistiques grisants éclate soudain, nous rappelant brutalement à la réalité : la souffrance du peuple ukrainien aux portes de l’Europe et la guerre qui n’épargne personne, pas même le monde de l’opéra.
Pourtant, pendant quelques heures, la soirée avait distillé des parfums suffisamment capiteux pour nous faire oublier ces horreurs.
Ce qui aurait pu être un remake de la Thaïs présentée à Monte-Carlo en janvier 2021 (qui avait enthousiasmé notre confrère Christophe Rizoud) en diffère cependant par bien des aspects ; en effet, si Marina Rebeka est bien au rendez-vous de ces représentations scaligères, Ludovic Tézier a, lui, dû laisser sa place pour cause de Covid à Lucas Meachem en Athanaël.
Marina Rebeka (Thaïs) et Lucas Meachem (Athanaël) © Brescia/Amisano – Teatro alla Scala
On pourrait jouer au jeu des différences concernant l’incarnation de Marina Rebeka en Thaïs : on noterait alors pour cette soirée une attention moindre aux mots ou quelques menus accrocs dans les aigus pianos. Pourtant cela ne pèse rien face à une incarnation vocale stupéfiante : la voix longue de la soprano lettone, qui semble inépuisable dans le suraigu, est capable d’allégements impalpables comme d’éclats électrisants. Surtout, le timbre prégnant, délesté des raucités qui peuvent parfois gêner au disque, captive et emporte. La chanteuse n’en n’oublie pas pour autant le personnage : elle est aussi crédible dans son apparition en vamp hollywoodienne glamourissime que dans son agonie ultime, qui fait immanquablement penser à la mort de la Traviata (avec le même impact émotionnel). On croit à la sincérité de cette femme perdue en quête de rédemption !
La vraisemblance de cette transformation n’est pas le moindre mérite de la mise en scène d’Olivier Py. Il faut dire que le metteur en scène baigne ici dans des thèmes qui lui sont chers : la religion, le désir, le blasphème, le salut. A ce titre, la nudité et le travestissement, qui sont sa marque de fabrique et peuvent apparaitre parfois comme plaqués, trouvent ici toute leur justification. On retrouve ainsi des danseuses topless tout droit sorties du Crazy Horse, symbole de stupre et de péché, de fausses crucifixions, des hommes et femmes nus à têtes d’animaux… C’est parfois appuyé mais finalement plutôt efficace. On retiendra en particulier la vision cauchemardesque d’Athanaël, où Thaïs apparaît au milieu d’animaux grimaçants, dans une lumière infernale. Les ballets sont réussis, emmenés par un Amour tout de rouge vêtu, aussi séduisant qu’inquiétant.
Du décor défilant signé Pierre-André Weitz on retient la fluidité des transitions et quelques beaux effets (dont les lumières d’une fête foraine qui colorent le premier tableau de l’acte 2). Cela ne peut pourtant pas occulter certains détails qui semblent bâclés : des revêtements dorés qui plissent comme du « papier Venilia » mal posé ou un film plastique en fond de scène qui provoque des reflets parasites.
Marina Rebeka (Thaïs) et Lucas Meachem (Athanaël) © Brescia/Amisano – Teatro alla Scala
Mais revenons à notre ascète rigoriste, qui obtiendra la conversion de Thaïs, au prix de sa propre damnation ! Lucas Meachem fait preuve d’une belle qualité de diction et d’un soin particulier à la ligne vocale. Las, il peine à s’imposer dans la grande salle de la Scala. Au-delà d’un registre grave moins sonore, il manque à cette voix de baryton clair, les creux, les éclats du prêcheur fanatique. Si le chanteur se libère au fur et à mesure de la soirée, on peine à croire aux abîmes de désir qui s’ouvrent sous ses pas.
On applaudit en revanche sans arrière-pensée le Nicias claironnant de Giovanni Sala, campant un personnage travesti particulièrement flamboyant. Ses fidèles Crobyle (Caterina Sala) et Myrtale (Anna Doris Capitelli) sont plus pulpeuses qu’habituellement, nous privant de l’éclat des rires moqueurs du premier acte. Elles forment en revanche un trio envoûtant avec la charmeuse virtuose de Federica Guida.
La direction de Lorenzo Viotti souffle chaud et le froid. On ne peut qu’admirer les couleurs mordorées et les textures luxuriantes que le jeune chef tire de l’orchestre du Teatro alla Scala. La contrepartie en est une pâte orchestrale parfois épaisse et un manque de tranchant, surtout en première partie.
On reconnaîtra les mêmes qualités de beauté plastique aux chœurs, mais ici encore le texte se perd un peu en route.