C’est un dimanche après-midi torride en Avignon, et pas seulement en raison du soleil de saison mais grâce à la rencontre mémorable de Béatrice Uria-Monzon incarnant Tosca en grande tragédienne et de Seng-Youn Ko campant un Scarpia haut en couleurs. Deux monstres en scène, et quelles voix ! Cette première d’une nouvelle production de Tosca à l’Opéra-Théâtre de la cité des Papes est un succès, longuement et bruyamment applaudi par un public transporté.
Nadine Duffaut fait des merveilles sur une scène dont l’exiguïté frappe d’abord le spectateur, de plus en plus habitué désormais aux plateaux larges et profonds. On est d’abord perplexe : quoi ? c’est sur ces quelques mètres carrés que vont évoluer tous les personnages, la foule et les enfants de chœur, les soldats ? L’orchestre, dirigé par Alain Guingal, tout d’abord un peu timide, renforce ce sentiment premier d’assister à une représentation miniaturisée de l’un des opéras les plus célèbres du répertoire. Et puis très rapidement la qualité de cette mise en scène, la beauté et l’ingéniosité des décors d’Emmanuelle Favre, les nuances des lumières de Philippe Grosperrin, la splendeur des costumes de Gérard Audier créent l’illusion théâtrale, le plaisir esthétique : nous sommes dans une église, puis dans un appartement du Palais Farnèse d’où l’on aperçoit même le salon de la reine, et enfin nous sommes sur l’esplanade du château Saint-Ange. Ce décor à la fois unique dans sa disposition générale et sa verticalité, et multiple par l’effet de triptyque qu’il dégage, se modifie progressivement tout en annonçant par divers signes l’évolution tragique du drame lyrique : l’ombre portée, côté cour, de la grille de la chapelle où se réfugie Angelotti, située côté jardin, ne préfigure-t-elle pas les barreaux du sinistre cachot où Cavaradossi sera plus tard enfermé ? Insister ainsi sur la continuité entre les trois actes, c’est rendre justice à l’unité de lieu et de temps, qui fait de cet opéra le récit d’à peine deux demi-journées, marquant la caducité de l’instant et la brièveté de la vie. Parmi les nombreuses bonnes idées qui parsèment l’ensemble, notons la persistance de la figure de Marie-Madeleine comme sculptée dans la pierre par un astucieux jeu de lumières lorsque le tableau disparaît dans les cintres au deuxième acte. Omniprésente, cette figure de l’art et de la féminité (réunissant la sainte, la marquise et la cantatrice en une sorte d’éternel féminin) domine tout l’opéra. Au troisième acte, les deux volets qui l’encadrent portent les immenses ailes de la victoire, tandis que l’arrière-plan figure le panorama de la ville de Rome. Excellente trouvaille également : les musiciens en perruque accompagnant la cantate sont sur scène, à l’arrière-plan, derrière un voile – illustrant visuellement ce que la musique et le chant donnent à entendre – et cette image disparaît, plongée dans le noir, sur un geste de Scarpia semblant éteindre un écran tactile (dans le livret, excédé, il ferme la fenêtre).
Si les voix sont de puissance inégale, elles sont toutes de belle qualité : après les premières mesures données par un orchestre qui se chauffe lentement – parvenant à un bel équilibre sonore dans l’acte II, il atteint l’incandescence dans le troisième acte –, l’arrivée de Jean Teitgen en Angelotti donne un peu de corps et de nerf à la représentation, grâce à la profondeur de ses graves et au rayonnement de son timbre ; le sacristain incarné par Lionel Peintre est convaincant dans un rôle un peu ingrat, les chœurs, dirigés par Aurore Marchand, sont parfaitement au point, y compris dans le désordre voulu par la fin de l’acte I. Vincent Ordonneau est un Spoletta très expressif et Jean-Marie Delpas un Sciarrone de bonne facture, Loreline Mione impressionne par son assurance et la rondeur de sa voix en pâtre mélodieux (« Io de’ sospiri »).
Riccardo Massi propose une interprétation très inspirée mais peu sonore de Cavaradossi, desservie en outre par un jeu très statique et une gestuelle répétitive. L’entrée de Béatrice Uria-Monzon vient heureusement faire évoluer ses interventions, la puissance vocale et le timbre profond de cette Tosca – qui est pour elle une prise de rôle – poussant l’interprète de Cavaradossi à se faire violence. Les couleurs de l’air « Recondita armonia » étaient un peu pâles, mais après le passionné « Dai boschi e dai roveti » de sa partenaire, Riccardo Massi donne plus de portée à son chant, même si l’on attend encore plus de lyrisme, une plus grande envolée sur « Qual occhio al mondo può star di paro ». Mais la voix est belle, nuancée – ce peintre est un aquarelliste – et son lyrisme sentimental s’épanouit pleinement au dernier acte dans « E lucevan le stelle », tendrement rêveur, tout comme dans « O dolci mani ». Si la technique est sans doute à améliorer, la présence sur scène et la gestuelle sont impérativement à travailler.
Le meilleur du spectacle est dans l’affrontement vocal et scénique de Béatrice Uria-Monzon et Seng-Hyoun Ko. C’est toute la violence des passions qui se déploie à travers leurs voix où se perçoit ce qu’il est convenu d’appeller le vérisme : excès des effets théâtraux, réalisme des détails, cruauté. L’effet de miroir est pleinement perceptible : Tosca, le « buon falco », est ici d’évidence le double inversé du rapace Scarpia. Suavité et férocité sont leur lot commun : tout l’acte II expose les registres variés de leurs capacités vocale (puissance de l’aigu de Béatrice Uria-Monzon, aisance à passer de l’aigu au grave ; souplesse du baryton de Seng-Hyoun Ko, maîtrise des nuances, puissance qui ne nuit jamais au phrasé). Le problème posé depuis toujours, dans ce contexte, par l’air « vissi d’arte, vissi d’amore » est résolu par la mise en scène qui place Tosca au centre, sous le tableau de l’Attavanti/Marie-Madeleine, en haut d’un escalier, dans une posture de théâtre : Béatrice-Uria Monzon en comédienne joue avec conviction le lyrisme qui doit duper Scarpia – et qui émeut évidemment les spectateurs. Quelle rare alliance, chez les deux interprètes, de la chair des voix et de l’esprit des corps ! À la séduisante prestance, quasi donjuanesque, de Scarpia/Seng-Youn Ko répond l’élégance raffinée de Tosca/Béatrice Uria-Monzon, son allure altière de diva. Un dimanche après-midi d’une torride sensualité
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