Pour la première fois depuis cinquante ans, on donne Tannhäuser à l’Opéra de Lyon. Cela justifie pleinement que l’on puisse qualifier ce choix d’événement pour l’ouverture de la saison, comme le fait l’institution lyonnaise dans sa présentation. Il y a quarante-cinq ans sortait dans les salles La Guerre des Étoiles, le film de George Lucas, intégré depuis dans une vaste saga cinématographique que les jeunes générations ne connaissent plus que sous le nom de Star Wars. La même année précisément naissait David Hermann, metteur en scène, qui réunit ces deux univers, celui de l’opéra de Wagner et celui du space opera, dans un syncrétisme qui n’est pas sans rappeler celui du compositeur, lequel n’hésitait pas à puiser en divers endroits le matériau composite de ses livrets.
Gageons que cette mise en scène de clichés familiers (par ailleurs superbement servie par les décors et les costumes) reprenant des universaux narratifs explique le succès de la représentation auprès du public. Les références aux thèmes d’autres films de science-fiction (revendiqués dans la note d’intention comme Blade Runner, ou implicites comme Metropolis et Dune, entre autres), connus, répétés, imités, commentés, caricaturés depuis plusieurs décennies, se substituent aux références qui étaient celles du public du XIXe siècle, comme le traitement alors récent d’un Moyen Âge réinventé, ou les allusions à la mythologie gréco-romaine dans son opposition avec les valeurs du christianisme.
La difficulté de l’entreprise, cependant, réside dans l’articulation parfois difficile à percevoir entre cette histoire, qui nous est racontée par les images, et celle du livret, dont les paroles sont projetées sous forme de surtitres. Le risque est grand de se laisser séduire par un récit visuel, somme toute assez plaisant et relativement simple, accompagné par une musique que l’on pourra ressentir au moins comme expressive, sans percevoir la complexité d’un livret nourri de sources romantiques, nuancées par une vision politique, de réflexions philosophiques et de questions existentielles. Qu’en est-il des questions posées par le texte de Wagner sur la place de l’artiste dans la société, du statut de l’œuvre d’art entre tradition et innovation, de l’ambivalence même de l’art dans sa dimension révolutionnaire ou de l’aspiration au repos, voire au néant, face aux exigences et contraintes de tout ordre (que ce soit l’univers de Vénus ou celui de la Wartburg) ?
Comme toujours, la version donnée est un choix opéré parmi les différents états d’une partition que Wagner a souvent reprise et en quelque sorte laissée ouverte : ici, pour l’acte I, c’est la version dite « de Paris » (qui est en réalité celle de Vienne), puis, pour les actes II et III, celle de Dresde. Sous la battue un peu rapide du chef Daniele Rustioni, enthousiaste et dynamique, le prélude fait entendre l’homogénéité d’un orchestre que l’on aimerait parfois plus sonore encore. Si les cordes paraissent un peu sèches, les bois et les cuivres sont remarquables de lyrisme. On apprécie d’autant plus le fait que la première partie de ce prélude soit jouée à rideau fermé, nulle image ne venant distraire l’auditeur de cette plongée dans un univers sonore aussi riche et suggestif.
On assiste ensuite à l’émergence d’un robot androïde dont une projection géante du corps scanné apporte quelque lumière, sinon à la compréhension de l’œuvre revisitée, du moins à l’obscurité de la scène. De manière significative, l’argument présenté dans le programme de salle, avant le livret de l’opéra, est un texte du metteur en scène (« L’histoire racontée par David Hermann »), permettant aux spectateurs qui auront pris l’utile précaution de se munir de ce vademecum, d’apprendre que Tannhäuser « séjourne dans le monde interdit des androïdes ». La grotte de Vénus, avec son amour sensuel, est devenue le refuge de créatures d’acier dévouées à la déesse. Est-ce la raison pour laquelle le chant semble aussi peu charnel dans l’acte I ? Stephen Gould paraît bien à la peine dans ce premier acte, donnant le sentiment de devoir en permanence forcer sa voix (même si ce n’est pas nécessairement un contresens dans la position qu’occupe Tannhäuser à ce moment-là), tandis que le large vibrato d’Irène Roberts déconcerte d’abord. Peu à peu cependant, les voix parviennent à un équilibre plus éloquent et, malgré le traitement un peu rapide de la métaphore de la composition (Tannhäuser tendant sa partition à Vénus), suscitent enfin un peu d’émotion.
Tannhäuser, Opéra de Lyon (octobre 2022) © Agathe Poupeney
L’évocation du nom de Marie fait apparaître, non pas la vallée de la Wartburg, mais un sol de sable clair, semblable à un désert (très beaux effets de lumière de Fabrice Kebour) – évoquant la planète Tatooine –, au pied d’une muraille rocheuse qui reflète, en les déformant, la lumière et une partie de la scène. Il faut souligner la très belle interprétation, du chant du pâtre – ici un robot – par Giulia Scopelliti, déjà présente parmi les créatures du I et qui, tout au long de l’opéra, joue un rôle déterminant puisqu’elle sera tour à tour mise en accusation, emprisonnée et exécutée, avant d’être « réparée » grâce à la prière de Wolfram dans le dernier acte, puis d’œuvrer à la réconciliation finale entre humains et androïdes.
La fin de l’acte I offre un contraste réussi entre les scènes qui précèdent et l’arrivée des pélerins d’abord, puis du Landgrave, sonore Liang Li aux basses bien affirmées, qu’accompagnent les chevaliers chanteurs dont l’acte II donne toute la mesure. Au premier rang d’entre eux, le magnifique Wolfram de Christoph Pohl, qui ménage avec bonheur les moments de pur lyrisme conçus par Wagner dans le Lied de l’acte II comme dans la Romance à l’étoile de l’acte III. La parfaite diction de Robert Lewis rend justice au personnage de Walther, grâce à un chant et une projection qui savent mettre les mots en valeur. Pete Thanapat (Biterolf), Kristofer Lundin (Heinrich) et Dumitru Madasaran (Reinmar) complètent avec talent le groupe de ces chanteurs chevaliers.
De Stephen Gould, on peut penser qu’il ménage sa voix, au I comme à l’acte II, pour le formidable monologue de l’acte III (le récit de Rome), sans doute le passage le plus réussi pour ce qui le concerne, avec une force dramatique que redouble l’idée scéniquement intéressante de donner à voir le personnage du pape (même s’il s’agit ici, curieusement, de l’empereur Palpatine…) déclamant le texte que chante Tannhäuser, lui-même agenouillé, tournant le dos au public.
Tannhäuser, Opéra de Lyon (octobre 2022) © Agathe Poupeney
Johanni van Oostrum est une Elisabeth d’une fraîcheur convaincante au début de l’acte II, à la voix plus riche de nuances que de puissance, mais d’une présence scénique souveraine, soulignée par la beauté des costumes de Bettina Walter – ce dernier point vaut d’ailleurs pour l’ensemble des couples d’invités qui se présentent par vagues successives dans des tenues d’apparat toujours inspirées du même thème « bellico-stellaire ». Les jawas (ces petits hommes des sables mystérieux et chapardeurs, à la démarche comique) aperçus à la fin du I, endossent ici le rôle des quatre pages (interprétés par des enfants de la Maîtrise de l’Opéra de Lyon) chargés d’annoncer le premier chanteur. Lors de l’affrontement entre les chevaliers indignés et Tannhäuser, les tribunes de spectateurs se transforment en cages, rappelant d’autres films de science-fiction puisant dans un lointain passé les formes inventées du futur. La musique et le chant conservent toutefois leurs droits, grâce aux interventions des Chœurs de l’Opéra de Lyon qui, préparés par leur chef Benedict Kearns, font preuve de nuances, d’une musicalité et d’une puissance en tous points remarquables.
Selon une idée du metteur en scène certes peu conforme au livret, mais séduisante, Elisabeth décide, après sa prière du III, non pas d’emprunter le sentier qui conduit à la Wartburg, mais de descendre dans les profondeurs, dans la corolle entrouverte de la fleur de métal qui ouvre au domaine de Vénus, à la suite du pâtre ou plutôt de la pâtresse androïde de retour chez les siennes. À la fin de l’opéra, dans une image émouvante, les robots présentent leurs sabres laser et les offrent aux humains, comme en gage d’un échange pacifique de ressources, annonciateur d’une réconciliation entre les deux univers. Elisabeth se tient aux côtés de Vénus, tandis que Tannhäuser a disparu de ce monde régénéré par les figures féminines. Une conclusion qui fait regretter la moindre résonance des éléments visuels précédents avec le livret, dans la mesure où la juxtaposition des deux univers, celui qu’avait imaginé Wagner et celui que les films de la saga de Star Wars ont rendu familier, aurait pu déboucher sur une fusion plus dynamique des idées.
N. B. : Les prochaines représentations auront lieu à l’Opéra National de Lyon les 18, 21, 24 et 27 octobre 2022 à 19h ainsi que le 30 octobre 2022 à 16h.