Chère Roselyne*, ce Lohengrin qu’on vous a reproché avec acrimonie, je ne le verrai pas, mais j’ai vu, sans me sentir plus coupable que vous, un Tannhäuser qui m’a amené à m’interroger encore sur les choix de la direction du festival. En effet bien que la mise en scène n’en soit pas signée Frank Castorf, elle relève du même esprit, avec peut-être un degré de plus dans la manipulation puisque la représentation donnée à scène ouverte commence avant la musique et se poursuit pendant les entractes, avec ce qui nous a semblé être, avant le troisième acte, une parodie de l’eucharistie qui a suscité quelques remous et va dans le même sens que la vidéo de la Vierge frétillant des arpions avant de se montrer dépoitraillée. L’œuvre de Wagner s’inscrit donc dans un projet qui la dépasse et auquel elle est doit se subordonner. Il serait long de détailler tous les points d’achoppement ! En voici quelques uns : le Vénusberg se situant dans les caves de la Wartburg (les dessous de scène où il peut disparaître et ré-émerger) tous les chevaliers en connaissent l’existence et y sont tous un jour ou l’autre allés, donc l’absence prolongée de Tannhäuser perd son caractère mystérieux et la sollicitude ou la réprobation dont on l’entoure ne sont qu’hypocrisie. D’autant que l’alcool distillé en citerne à la Wartburg est consommé directement dans la cage du Vénusberg. Ensuite Vénus est grosse, je veux dire enceinte, probablement des œuvres de Tannhäuser, et elle s’invite au tournoi de la Wartburg. Il y a encore les pèlerins au comportement de zombies, qui semblent tous atteints des mêmes tocs et victimes d’une aliénation collective. Et il y a bien sûr Elisabeth, en pleine névrose hystérique, qui s’automutile et finit par se suicider en s’enfermant dans la cuve de fermentation des déchets.
Les signataires sont Joes van Lieshout pour cette « installation artistique » qui n’est pas un simple décor mais a sa vie propre, et Sebastian Baumgarten pour la mise en scène. Le premier s’est plu à imaginer cette représentation d’un projet industriel autour du thème si actuel de la biomasse, création qui préexistait à cette production de Tannhäuser. Quel objectif avait le second ? Démystifier, encore et encore ? Dénoncer l’identité entre bien-pensants et créateurs bénéficiaires d’un système, leur collusion avec l’opium du peuple dans une entreprise commune d’exploitation et d’asservissement ? Cela se tient. Mais était-ce le propos principal de Wagner ? Son personnage doit résoudre un dilemme, tiraillé qu’il est entre son addiction aux plaisirs charnels et son aspiration à une relation amoureuse où ils seraient le prolongement légitime d’un attachement spirituel (et l’on peut supposer qu’on trouve là un écho de la vie personnelle du compositeur dans lequel Baudelaire retrouvait la sienne). C’est le motif du scandale qu’il crée au tournoi, en soutenant l’importance de l’amour physique. Mais cela ne suffit pas au metteur en scène : son Tannhäuser, manifestement imbibé de l’alcool longtemps consommé au Vénusberg, bafoue les codes de la civilité et témoigne maints égards à la scandaleuse Vénus. Le Christ n’en usait pas autrement avec Marie-Madeleine ? Mais Wagner a-t-il prévu la présence de Vénus au tournoi ? Et que devient le thème essentiel de la rédemption, à laquelle Wagner voulait croire ? L’enfant de Vénus, brandi dans le tableau final, en serait-il l’incarnation ? Chère Roselyne, c’est un grand tort que d’être mort !
Par bonheur, même si l’installation matérielle et les partis pris discutables dérangent assez pour perturber l’écoute, les qualités de l’exécution vocale et musicale parviennent cependant à s’imposer. Les chœurs, même lorsqu’ils doivent se déplacer dans des soutanes rouges plus évocatrices de l’uniforme d’une secte que de tenues de servants de messe, figurer les courtisans ou mimer le troupeau hébété sont aussi splendides qu’on peut les rêver, avec une palette d’intensités si riche qu’elle met proche de la béatitude, et qui vaudra à Eberhard Friedrich de longues acclamations. Aucune faille notable dans la distribution. Le pâtre de Katja Stuber est primesautier et impertinent comme un Oscar. Tous les chevaliers sont remarquables d’expressivité vocale et théâtrale, même le moins exposé, tel Rainer Zaun (Reinmar von Zweter). Stefan Heibach (Heinrich der Schreiber), Thomas Jesatko (Biterolf), Lothar Odinius (Walther von der Vogelweide) ont chacun le mordant vocal et la conviction qui donne vie à la confrontation. Favorisé dans le rôle de Wolfram von Eschenbach Markus Eiche a quant à lui toute la souplesse et le sens du legato requis, et la romance est bien le délice attendu. (Pendant le tournoi, durant son lied comparant l’aimée à une étoile Vénus s’était levée pour saluer…) Kwangchul Youn prête sa basse inaltérée à Hermann le Landgrave, notable un rien compassé. La Vénus de Michelle Breedt est bien chantée, mais la voix est un peu claire pour notre goût, les premiers aigus sonnent légèrement acides, et un rien de moelleux en plus l’aurait rendue plus sensuelle. Plus de moelleux également, nous l’aurions souhaité pour Elisabeth, peut-être parce que celle de Nina Stemme nous est restée dans l’oreille ; mais celle de Camilla Nylund ne démérite en rien et sa composition théâtrale et vocale d’un personnage frustré et hystérique (que nous n’aimons pas) lui ont valu à juste titre de tonitruantes ovations. Dans le rôle-titre c’est une joie de constater que Torsten Kerl semble avoir résolu des difficultés récurrentes. La voix ne s’étrangle plus et ne part dans le nez que très rarement. La souplesse est là, la crânerie semble retrouvée avec la vaillance et si l’on peut préférer d’autres timbres on ne peut qu’admirer la réussite, qui culmine dans le récit, même si la fatigue s’y fait légèrement sentir, mais après tout le pèlerin est épuisé et c’est peut-être un effet de l’art, car même le comédien semble avoir fait de grands progrès et s’être investi totalement dans le rôle. Dirigé avec une netteté sans bavure par Axel Kober, qui accueille les ovations avec le retrait distingué d’un Karajan, l’orchestre démontre ses qualités de brillant, d’homogénéité et de ductilité, avec des trompettes virtuoses au sein de cuivres rutilants et des cordes sidérantes dans la diversité colorée de leurs voix. Vous aviez connu vous aussi ce bonheur, du moins je l’imagine, avec Lohengrin. Tout de même, on dira ce qu’on voudra, ce Wagner, quel magicien !
* En réponse à l’article du 7 août dernier