En 2015, nous avions salué la puissance de la production du Prophète de Meyerbeer imaginée par Tobias Kratzer pour Karlsruhe. Peu de temps après, le jeune metteur en scène allemand était choisi par Katharina Wagner pour un nouveau Tannhauser à Bayreuth, neuvième production de l’ouvrage sur la colline sacrée. Depuis, comme le soulignait notre confrère Laurent Bury, Kratzer a signé plusieurs productions lyriques, avec la même équipe (à l’exception notable du dramaturge attaché à Karlsruhe), mais avec des succès divers. Cette première s’annonçait donc comme l’un des événements du festival dont elle faisait d’ailleurs l’ouverture. Les notes d’intention du programme laissaient présager une approche intéressante. Kratzer écarte des lectures qu’il considère comme éculées, parfois même à l’époque de Wagner : opposition entre sainte et prostituée, art/amour, sacré/profane, rédemption par l’amour… Il choisit de mettre en évidence les similitudes entre Tannhäuser et Wagner. Le compositeur est lui aussi écartelé entre deux mondes et, comme Tannhäuser, il peut naviguer de l’un à l’autre sans être jamais pleinement de l’un des deux. Wagner est le philosophe aux idées politiques révolutionnaires, mais qui fréquente la plus haute noblesse. C’est celui qui clame son amour de la liberté mais qui recherche (parfois servilement) de riches protecteurs. Il est le créateur d’une musique de l’avenir, mais il admire La Muette de Portici d’Auber, dirige les oeuvres des autres pour survivre, ne dédaigne composer des flonflons, comme pour sa Descente de la courtille, dès lors qu’il s’agit de payer son terme. Kratzer choisit de représenter ces deux mondes. Le premier, c’est celui de marginaux d’aujourd’hui : un brin activiste, la belle Vénus colle des affiches appelant à la liberté totale (« Libre dans vos décisions, libre en acte, libre en jouissance », écrit Richard Wagner en 1849 dans son ouvrage La Révolution). Elle est accompagnée d’Oskar (un nain habillé comme le héros du Tambour de Gunther Grass, cet enfant qui ne veut plus grandir), et du Gateau (sic) Chocolat (un artiste britannico-nigérian travesti noir). Nous les voyons pendant le prélude parcourir la forêt thuringeoise dans une vieille camionnette Citroën, tantôt « en vrai », tantôt en vidéo. La compagnie est bien sympathique au fond, trop même, pour choquer le bourgeois. Kratzer l’a ressenti et à cru bon d’ajouter un meurtre à l’actif de Vénus : celui du vigile d’un Burger King, écrasé sans pitié alors qu’il essaie d’arrêter la bande qui part sans payer. Une vie pour cent balles. C’en est trop pour Tannhäuser qui rompt rapidement avec Venus et abandonne ses compagnons (il s’agit ici de la version de Dresde, plus courte que celle de Paris avec sa Bacchanale). La seconde scène nous amène devant le festspielhaus de Bayreuth. Tannhäuser croise les pèlerins, des spectateurs en costumes de soirée, dégoutés par l’apparence grotesque de Tannhäuser en clown MacDonald’s. Les chevaliers sont habillés comme des membres de la production. Elizabeth apparait et flanque une claque à Tannhäuser. Touché par la grâce, comme on dit dans Wikipedia, celui-ci accepte de reparaître à la cour de la Wartbourg. Au deuxième acte, nous sommes clairement dans le second monde, celui de la tradition bien établie, de l’ordre, des ces habitudes immuables. Nous assistons alors à une représentation du deuxième acte de l’ouvrage, tantôt côté coulisses, par l’intermédiaire de la vidéo, tantôt côté scène. D’une facture ultra classique, le décor conviendrait tout à fait à Cosima Wagner. Mais il s’agit de théâtre dans le théâtre, la vidéo nous montrant l’envers des coulisses, et l’arrivée impromptue de la bande à Venus, qui s’introduit dans le Festspielhaus grâce à une échelle appuyée contre le balcon du théâtre. Ils longent les galeries de portraits dans les couloirs. Le Gateau Chocolat a un petit pincement de coeur en contemplant celui de Christian Thielemann. Oskar est terrifié à la vue de celui de James Levine… La salle s’amuse bien. L’échelle aura d’ailleurs un grand succès à l’entracte, et fera l’objet de nombreux selfies. La suite de l’acte flirte avec les Marx Brothers d’Une Nuit à l’Opéra. Après s’être glissée parmi les choeurs, Vénus est contrainte à un playback à contre-temps, tandis que le Gateau Chocolat et Oskar débarquent incongrûment sur l’estrade du concours. Grand finale. Le dernier acte est à la fois plus confus et plus classique. Dans le décor d’une décharge (classique), Oskar déchire un morceau d’affiche pour un usage bien précis que nous ne préciserons pas davantage (rires) ; Wolfram couche avec Elizabeth dans la camionnette (classique) ; les pèlerins sont cette fois des migrants (classique) ; Tannhäuser refuse d’aider Venus à coller de nouvelles affiches libertaires (confus) ; Elizabeth pleine de sang meurt dans les bras de Tannhäuser qui ne connaîtra pas la rédemption (prévisible). Au passage, on a perdu la mise en abîme des premiers pèlerins figurant les festivaliers. Quelques huées sonores fusent dès le tomber du rideau, rapidement contrebalancées par des bravos. Le spectacle se bonifiera-t-il au fil du temps ou gardera-t-il son caractère potache ? On l’espère car il y a bien matière à mettre le projecteur sur ces deux mondes qui coexistent au sein même du festival : la recherche presque expérimentale de la nouveauté, mais au point que cela en devient une routine voire une contrainte, une musique de l’avenir qui est aujourd’hui une musique du passé, un public blanc, riche et élégant qui vient chercher sa dose de marginalité avec la bénédiction de la chancelière Angela Merkel, laquelle ne manque aucune ouverture du festival, un renouvellement de l’approche théâtrale et esthétique, principalement destiné à un public qui, lui, ne se renouvelle pas (un de mes voisins de rangée fêtait ses 75 ans de festival !)… Reste un spectacle esthétiquement séduisant, superbement réglé, drôle, mais qui laisse aux seuls chanteurs le soin de faire passer l’émotion.
Stephen Gould, Lise Davidsen © DR
Vocalement, le plateau est remarquable. Stephen Gould est un formidable Tannhäuser : une voix d’airain, mais capable de nuances quand il le faut, une puissance phénoménale sans trace de fatigue, un vrai respect de la partition. Son Tannhäuser est une flamme qui se consume, sans jamais s’épuiser même à la toute fin, une révolte contre le monde et contre soi-même. Nous tenons probablement là le meilleur interprète du rôle, et depuis longtemps. Lise Davidsen a pour elle une belle projection, un véritable sens de la nuance également, la voix sachant se faire plus douce dans les moments les plus élégiaques. Malheureusement, le timbre n’est pas très beau, un peu trop vibrant. On mettra sur le compte de la chaleur caniculaire un si naturel (dans l’air de l’acte II), démarré un peu bas puis rétabli in extremis. Elena Zhidkova est une Vénus hors norme, format poids-plume, timbre clair, avec une belle projection également, une véritable boule d’énergie. Les trois partenaires se révèlent des acteurs phénoménaux, les deux premiers dans le registre dramatique, la dernière dans une genre plutôt comique. Markus Eiche offre une belle projection, et pourtant son Wolfram, quoique bien chanté mais avec insuffisamment de legato, manque de poésie et d’abandon. Abstraction faite d’un aigu un peu forcé au démarrage, à la limite du graillon, Stephen Milling est un Landgraf impeccable. Les autres rôles ne souffrent aucune réserve.
Aux dires de l’équipe de production, la version originale de l’ouvrage a été choisie car elle serait plus sauvage (comme pour Boris Godounov, on retrouve ce préjugé très romantique selon lequel le premier jet est forcément le meilleur…). Il est dommage de ne pas en avoir discuté préalablement avec Valery Guergiev (un peu chahuté au rideau final), dont la direction est majoritairement sage et sans grandes envolées lyriques, à quelques exceptions près. Pour cette première, tout n’est pas complètement réglé et on note quelques décalages avec les choeurs. Ceux-ci sont nombreux (près de 120) mais manquent de brillant. Eberhard Friedrich semble en effet avoir demandé à ses ténors de couvrir le plus souvent les aigus. Résultat, on ne les entend plus dans les tutti, couverts par les sopranos. Le nombre ne fait alors rien à l’affaire : quatre Tamino font moins d’effet qu’un Siegfried. Cela ne les empêche pas d’obtenir un vrai triomphe aux saluts. Là aussi, c’est une tradition…