Sexe, violence, hémoglobine : on aurait tort de réduire le travail de Calixto Bieito à ce seul cocktail sulfureux. Pourquoi se satisfaire d’une analyse au premier degré de ses mises en scène alors qu’elles se refusent à toute représentation littérale ? Oui, Tannhãuser proposé par l’Opera Vlaanderen est choquant, dérangeant, hard, trash, répugnant même, mais rien n’est gratuit dans cette proposition déroutante. A la recherche de l’amour vrai, à la question de la place de l’artiste dans la société (qui sont les deux clés de lecture communément utilisées pour représenter l’opéra de Wagner), Bieito substitue une troisième interprétation qui oppose nature et culture selon une idée empruntée à Jean-Jacques Rousseau : l’homme naît naturellement bon, c’est la société qui le corrompt. Il revient au Venusberg de symboliser le monde naturel, sauvage et touffu, et à la Wartburg le monde culturel, civilisé avec ses codes rigides. D’un côté une végétation sombre et exubérante dans laquelle Venus folâtre et s’ébroue ; de l’autre une salle à l’architecture rectiligne et monumentale éclairée d’une lumière aveuglante qui accueille les chevaliers et leurs dames en tenue de gala. Le troisième acte verra cette même pièce envahie de terre et ses colonnes rongées par les feuilles. La nature reprend ses droits. Les dernières images consacrent, à rebours du livret, le triomphe de Vénus. Humilié, flagellé, christique, Tannhãuser est le passeur, celui qui rend possible le retour à cet état originel que Wolfram, converti, contemple extasié, après avoir essayé en vain d’étrangler Elisabeth. Evidemment, le chemin menant à cette conclusion écologique est parsemé d’images chocs : on se déshabille, on déchire les vêtements, on fornique, on se badigeonne de sang, on se barbouille de rouge à lèvres, on bouffe de la terre, on en prend plein la figure. Mais le public, prévenu par le directeur de l’Opera Vlaanderen en début de spectacle, ne bronche pas. Rompu aux interprétations subversives dont l’institution lyrique flamande est coutumière, il acclame même sans réserve (on n’ose imaginer le ramdam qu’aurait déclenché à Paris tant de provocations). Si l’on partage le même enthousiasme devant l’intelligence de la réalisation, on ne peut éviter de se poser les sempiternelles questions autour des mises en scène contemporaines, des libertés qu’elles sont en droit de s’autoriser par rapport au livret et aux intentions du compositeur, de leur difficulté de lisibilité qui rend encore plus ardue la compréhension d’un genre déjà taxé d’élitisme. Mais n’est-ce pas aux prix de ces interrogations que l’opéra demeure un art vivant ?
© Opera Vlaanderen
Parmi ces nombreuses questions, une seule certitude : sans une interprétation musicale capable d’en valider les partis pris extrêmes, l’intérêt d’une telle approche demeurerait limité. Si ce Tannhãuser captive de bout en bout, sans que jamais la dilatation du temps wagnérien ne se fasse sentir, c’est d’abord par la qualité et l’investissement des artistes réunis, à commencer par les forces de l’Opéra des Flandres. Le choeur est formidable de cohésion et, sous la conduite de son directeur musical attitré Dmitri Jurowski, l’orchestre montre les progrès considérables réalisés depuis Tristan et Parsifal. Précision dans les attaques, unité des ensembles, justesse des cuivres, soutien de la petite harmonie, fluidité du discours : les principaux pièges instrumentaux posés par la partition wagnérienne sont surmontés tandis que le chef réussit à concilier analyse et synthèse, soin du détail et vue d’ensemble, approche chambriste et symphonique.
Qu’Ausrine Stundyte se plie aveuglement aux cabrioles imposées n’étonnera pas si l’on a encore en mémoire ses incarnations jusqu’au-boutistes de Chrysothemis et de Lady Macbeth de Mtensk (qu’elle reprendra cette saison à Lyon, une occasion à ne pas manquer pour découvrir ou mieux faire connaissance avec cette artiste stupéfiante d’engagement). Bien que son soprano se soit élargi, la tessiture de Vénus représente encore un défi mais la chanteuse lituanienne ne semble rien tant aimer que ces rôles dans lesquels elle confronte ses propres limites à une voix torrentielle dont on redoute qu’à force, elle ne finisse par s’épuiser. Ce soir, cependant, ses ressources sont inépuisables, tant en termes de projection que d’ambitus. Tout aussi acérée dans un deuxième acte qu’elle irradie de sa présence trouble, Annette Dash est une Elisabeth à l’aigu effilé et à la sensualité affirmée, comme en témoignera à l’acte suivant une prière affûtée, pure de ligne, mais plus incarnée que ne le veut l’habitude. Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre, ni couleurs, ni chaleur, ni la moindre intention belcantiste ne viennent animer un propos volontairement glacé, comme si le chant refusait cette école italienne à laquelle l’écriture vocale de Tannhãuser prend sa source. Même constat pour Burkhard Fritz et Daniel Schmutzhard. Le ténor chante un Tannhãuser sec, au timbre pincé mais incorruptible quels que soient la hauteur des notes et l’inconfort du rôle. Les stances à Venus avec leur inhumaine ascension vers l’aigu ; le vaste ensemble de la Wartburg mieux que maîtrisé, dominé ; l’interminable récit de Rome : rien n’entame sa vaillance. D’un investissement sans faille, le baryton est, lui, souvent pris en défaut d’intonation et la pâleur de la voix a de quoi décontenancer les amateurs d’un Wolfram noble et velouteux. Les sonorités réconfortantes de violoncelle, le legato salvateur, la moire sombre, c’est le Landgrave d’Ante Jerkunica qui nous les sert, tout en lutinant sa nièce. Le sexe est selon Ernesto Sabato une des formes primaires du pouvoir. Loin de Calixto Bieito, l’idée de le contredire.