Que ceux qui ne sont pas convaincus de la modernité de Rossini courent applaudir ce Tancrède proposé jusqu’au mardi 27 mai par le Théâtre des Champs-Élysées. Dans sa version, tragique, dite de Ferrare, l’opéra s’achève par un frisson de cordes que ne saurait briser aucun de ces tutti fracassants dont les finals d’opéra italien sont coutumiers. Le genre doit pourtant beaucoup à ce premier succès dramatique de Rossini. La structure bipartite des airs, les récitatifs accompagnés, les grands ensembles conclusifs forment les éléments d’une grammaire qui prévaudra dans les décennies à venir. L’entrelacement des voix féminines inspirera Bellini ; la vigueur martiale des cabalettes annonce Donizetti et au-delà Verdi.
Si la musique va de l’avant, les voix, elles, regardent encore en arrière. Ultime hommage aux castrats alors sur le déclin, le primo uomo est un contralto féminin. Marie-Nicole Lemieux dans cette prise de rôle réussit son passage au Rossini serio. Le chant, d’une sobriété bienvenue, n’a pas besoin de s’inventer des notes pour répondre aux exigences de la partition. La voix est longue, égale, déliée, la ligne tenue, l’accent prenant. « Di tanti palpiti » (de tant d’émois), cette aria di sortita qui fit le succès de l’opéra, est interprété avec l’ardeur juvénile qui convient. C’est pourtant la scène finale que l’on retient, auquel sied un dénuement dont Marie-Nicole Lemieux devrait faire plus souvent usage. Ce Tancredi existe aussi scéniquement, crédible dans son complet gris ou sa tenue d’officier avec cette barbiche rousse qui le fait ressembler à Michael Spyres.
Tout aussi surprenant dans ce 19e siècle adolescent, le ténor n’est pas encore le jeune premier de service mais une figure paternelle, incarnation du pouvoir domestique et politique. Le timbre n’a pas besoin de déployer ces trésors de séduction qui, plus tard, feront le succès de la tessiture. En revanche, la virtuosité est de mise avec une agilité requise au-delà du raisonnable. Antonino Siragusa est l’homme de la situation, lui dont le métal peut ne pas sembler de la plus noble extraction mais dont l’instrument sait se plier à toutes les contorsions demandées. L’aigu frappe haut. Le chant, d’abord crispé, s’échauffe peu à peu pour donner toute sa mesure dans la grande scène du deuxième acte avec un sens de la demi-teinte qui rend le propos poignant.
Amenaide, à rebours de ses deux partenaires, préfigure ces vierges folles qui hantent de leurs coloratures le bel canto romantique. Patrizia Ciofi lui prête cet art inimitable, ce chant de douleur face auquel l’analyse ne tient pas. L’émotion, rapidement perceptible une fois trompée l’impatience du « Come dolce all’alma mie » disqualifie tout autre type de considérations.
Le choix de la partition intégrale vaut à Roggiero de conserver son aria di sorbetto. Sarah Tynan y expose un joli petit filet de voix. Egarée dans le répertoire rossinien, José Maria Lo Monaco tente de donner vie à Isaura. Christian Helmer campe un Orbazzano psychorigide. Le chœur du Théâtre des Champs-Élysées, uniquement masculin, avec ses pupitres pourtant nettement différenciés, fait montre d’une unité réjouissante. À la tête d’un Orchestre philharmonique de Radio France percutant, Enrique Mazzola concilie la beauté du son avec une précision métronomique que les nombreux ensembles ne prennent jamais en défaut.
De la tragédie de Voltaire transformée en livret d’opéra par Gaetano Rossi, Jacques Osinski ne retient pas grand-chose. Transposée à notre époque si l’on en croit les costumes et décors de Christophe Ouvrard, sa mise en scène, figée, se heurte aux fréquents changements de tableau et au statisme de l’action. Alors que l’ensemble des artistes est vivement applaudi, des huées viennent sanctionner l’absence d’idées et de direction d’acteurs. France Musique diffuse ce Tancredi le 31 mai 2014 à 19h30. Aucune image ne viendra donc corrompre ce qui s’apparente davantage à une version de concert costumée qu’à un opéra mis en scène. Tant mieux.
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