Créée à Paris en 1760, la tragédie intitulée par Voltaire Tancrède fut traduite en italien dès 1764 et adaptée par divers auteurs pour devenir un livret d’opéra. Le personnage historique, devenu héros littéraire depuis l’Orlando furioso de L’Arioste, appartenait en quelque sorte au patrimoine commun tissé depuis des siècles entre la France et l’Italie, comme en témoigne le Tancrède de Campra de 1702. Aussi quand la direction de La Fenice proposa à la fin de 1812 au jeune Rossini de composer un opéra sur ce sujet elle n’innovait pas, puisqu’en janvier de la même année un Tancredi dont la musique était signée Stefano Pavesi était à l’affiche de La Scala de Milan.
Rossini, déjà fameux à Venise pour ses « farces » – opéras bouffes en un acte – malgré l’échec récent du Signor Bruschino, en était à son troisième opéra seria, après Demetrio e Polibio et Ciro in Babilonia. C’est pourtant Tancredi qui le rendit célèbre hors d’Italie. Gaetano Rossi, le librettiste, outre les adaptations nécessaires pour passer des conventions du théâtre parlé à celles de l’opéra, modifia le dénouement tragique pour récompenser la vertu du héros. Chez Voltaire, Tancrède triomphe de ses ennemis mais il meurt des blessures qu’il a reçues au cours des combats terribles qu’il a soutenus, alors même que, sa réputation rétablie et ses biens récupérés, il pourrait connaître le bonheur avec sa bien-aimée. (Cette fin lamentable, Rossini la mit en musique à Ferrare, un mois après la création à Venise, et ce fut un fiasco.)
Tel quel, ce livret semble avoir été écrit pour illustrer l’opinion de Voltaire sur l’opéra : « l’opéra est…bizarre…les yeux et les oreilles sont plus satisfaits que l’esprit…il faut chanter des ariettes dans la destruction d’une ville…on tolère ces extravagances, on les aime même parce qu’on est là dans le pays des fées. » Aménaïde, la bien-aimée de Tancredi, dispose d’au moins deux occasions pour dissiper le soupçon relatif à la lettre interceptée sans nom de destinataire. Elle n’en fera rien, et ainsi le trouble du jeune guerrier augmentera jusqu’à le pousser à s’engager dans un combat où il espère trouver la mort. Mais tous les tourments du jeune homme, incertain d’être toujours le bien-aimé, se dissiperont quand celui qu’il croyait son rival l’assurera avant d’expirer qu’il n’en est rien. Comment un mourant pourrait-il mentir ? Toutes les conventions des récits chevaleresques sont là, mais enveloppées d’un charme inédit, celui de mélodies dont l’emprise immédiate sur les contemporains est devenue légendaire.
Or ce n’est pas un miracle moindre que de constater que cet effet « magique » est toujours actif, quand il trouve les interprètes capables de le transmettre. Si la distribution de Marseille n’échappe pas à quelque faiblesse, parce que l’écriture de Rossini est si exigeante qu’il est très difficile de satisfaire à tous ses critères, elle nous entraîne néanmoins à des hauteurs suffisantes pour nous faire planer aussi. On n’en voudra pas à Ahlima Mhamdi, naguère appréciée en Meg à Genève, de ne pas être une rossinienne ad hoc, comme l’air de Roggiero permet de le constater, le rôle étant par ailleurs réduit autant que possible. On regrettera en revanche que la rossinienne confirmée qu’est Victoria Yarovaya ne puisse nous offrir que l’air d’Isaura, au début du deuxième acte, tant elle confirme l’étendue de sa voix, ses dons pour le chant virtuose avec un trille impressionnant et la rapidité d’exécution qui lui permet d’orner richement la reprise. On pourrait souhaiter, pour Patrick Bolleire, un chant un peu plus nuancé car même les brutes avaient droit, à l’époque de la création, à leurs subtilités vocales, mais Orbazzano est tout d’une pièce et la solidité vocale de la basse exprime très bien la clôture mentale du personnage. Découverte heureuse pour beaucoup, et confirmation pour tous ceux qui le connaissaient déjà, le ténor Yijie Shi déclenche l’enthousiasme d’un public ébahi par le contraste entre la fragilité apparente du chanteur, doté d’un physique juvénile et délicat, et la vigueur jamais démentie d’une voix qui darde ses aigus mais dont le centre et les graves sont bien sonores. Déjà Argirio à Lausanne en 2015, il a mûri le rôle et en exprime les affects avec justesse. Souhaitons-lui néanmoins de parvenir à colorer davantage les récitatifs et espérons que les rôles plus lourds qui lui sont confiés à Pékin ne nuiront pas au sens des nuances qu’il a appris en Italie dans le répertoire rossinien.
Comme en 2001, Annick Massis est Aménaïde. Elle n’a rien perdu de la maîtrise technique qui lui permet de beaux ports de voix et a toujours, en dépit de l’annonce qui la dit souffrante, des ressources qui semblent intactes dans le haut du registre, avec des aigus longs et parfois puissants. Mais si elle possède manifestement toutes les nuances du personnage, elle ne les rend pas sensibles de la même façon, soit parce que la pulpe vocale est amincie, ce qui la prive de couleurs, soit parce qu’une certaine appréhension tend à ralentir le rythme pour mieux contrôler l’émission. Le résultat est significatif : le contrôle est parfait, mais le chant est privé de l’apparente spontanéité qui fait à la fois la difficulté et le prix du chant rossinien. Si Daniela Barcellona était aussi de la partie en 2001, elle a pour sa part conservé les qualités qui en faisaient déjà un Tancredi de référence et à en croire nos impressions elle les a encore améliorées. L’étendue s’est probablement accrue dans la zone grave et l’extension dans l’aigu n’en a apparemment pas souffert. Cette imperturbabilité vocale accompagne une interprétation vibrante qui reste un modèle de style. Enchaînant de manière souveraine agilités de force et abandons susurrés, la cantatrice ébahit par la maîtrise des figures qu’en artiste consommée elle dérobe à la virtuosité pure pour les sublimer en émotion.
Autour de ces étoiles, la constellation du chœur masculin brille par le travail accompli sur les intensités, de nature à suppléer les déplacements impossibles afin de créer l’illusion du lointain, et la vigueur des contrastes, même si elle nous a semblé parfois un rien excessive. Mais le calendrier des manifestations était peut-être responsable de la légère déperdition de nuances, avec des répétitions intercalées entre deux séances de La favorite. Cette hypothèse, peut-être hasardeuse, la tenue de l’orchestre nous a semblé la confirmer. D’un fort bon niveau, avec des cors, des trompettes, des flûtes et des bassons remarquables, il nous a semblé un peu moins raffiné que nous l’aurions aimé, même si l’ouverture, empruntée à la Pietra del paragone, et le récitatif instrumental qui précède le premier final ont été irréprochables. A la tête de la galaxie, Giuliano Carella, lui aussi rossinien émérite, qui ne se soucie pas comme d’autres de démontrer son inventivité mais se soucie comme à l’accoutumée de servir au mieux la musique et les chanteurs, ce qui s’appelle de la probité. En homme d’expérience, il s’arrange des conditions et des personnes pour essayer d’atteindre le meilleur résultat possible. Cette modestie d’artisan porte ses fruits car elle restitue aux œuvres leur intégrité, loin des déformations narcissiques auxquelles certains egos les soumettent. De cette direction intègre on retiendra deux moments magnifiques, le final du premier acte, avec le récitatif déjà mentionné, et la respiration laissée aux voix avant la fusion dans le concerto d’ensemble, et le deuxième final, si subtil dans le rappel de ce que Rossini, malgré ses aspirations « modernistes », doit aux formes et aux compositeurs qui l’ont précédé.
Maintes fois interrompu par les applaudissements, le concert s’achève dans les ovations. Il aurait fallu détailler toutes les beautés, l’entrée de Tancredi, les airs d’Argirio, les duos, la grande scène de Tancredi au deuxième acte… Qu’il suffise de dire qu’en « accro » à ce chef d’œuvre nous y retournons : à Marseille, l’ivresse rossinienne est au rendez-vous !