C’est sous la contrainte des événements qu’un musical se retrouve programmé en cette fin de saison à la Monnaie. Privé de sa salle historique depuis maintenant 9 mois, et semble-t-il pour encore au moins douze mois supplémentaires – la vénérable institution bruxelloise, provisoirement logée sous un très beau chapiteau dans le bas de la ville, a dû revoir complètement sa programmation. Au lieu du Frankenstein prévu – et pour lequel elle avait bien entendu réuni une distribution internationale qu’elle n’a pas souhaité renvoyer dans ses foyers – Peter De Caluwé a choisi de programmer les mêmes chanteurs dans une autre œuvre et c’est ainsi qu’il a arrêté son choix, il y a quatre mois seulement, sur Sweeney Todd, excellente comédie musicale de Stephen Sondheim et Hugh Wheeler, dans la mise en scène de James Brining créée en 2010 à Dundee, maintes fois reprise depuis lors, notamment à Leeds et toujours avec succès.
Rompu à ce type de répertoire qu’il affectionne particulièrement, Brining a adapté son travail aux exigences techniques d’une représentation sous chapiteau, aux dimensions particulières de la scène (peu de hauteur) et de la salle (beaucoup de largeur) et présente un spectacle très abouti, très cohérent et parfaitement maîtrisé où chaque personnage est bien caractérisé, où le chœur tient une place de choix, privilégiant le travail de troupe plutôt que la mise en avant de tel ou tel soliste. Si bien entendu Mrs Lovett et Sweeney Todd dominent par leur présence, il réussit à donner aux autres personnages, même les plus secondaires, une belle consistance, et à les intégrer tous dans un fonctionnement cohérent, presque chorégraphique, qui assure le rythme scénique tout au long du spectacle. Dans un décor dû à Colin Richmond, simple, fonctionnel et très efficace fait de containers à fonctions multiples, il fait évoluer chacun avec beaucoup de naturel et donne de la pièce une version certes transposée de l’époque victorienne vers les années 1970, mais particulièrement fidèle au texte, d’une parfaite lisibilité et fourmillant de détails amusants ou cocasses, de sorte que le regard sans cesse sollicité, l’attention du spectateur est stimulée à tout moment. Exploitant à fond la veine comique de la pièce – dans le genre humour noir, très noir… – maniant la lame avec cynisme et l’hémoglobine avec générosité, il laisse transparaître en toile de fond un message d’une portée plus universelle, qui concerne le besoin de justice, la lutte des classes, les petitesses de l’âme humaine lorsqu’elle est face à la contrainte matérielle en opposant la candeur de trois personnages (Antohny, Johanna et Tobias) face à la noirceur extrême ou la dérive désespérée de tous les autres. Pris de pitié pour Sweeney Todd, autant victime que bourreau, Brining en fait un être cynique englouti par son obsession de vengeance, et semble presque pardonner ses innombrables crimes. On rit beaucoup, on réfléchit un peu et on passe une très bonne soirée décalée, un peu inattendue pour une première à l’opéra.
Sur le plan musical, le spectacle présente moins de cohérence : à devoir choisir entre opéra et comédie musicale, chaque chanteur s’est positionné, certains dans une sorte de compromis intermédiaire peu heureux, d’autres ont résolument pris parti pour la comédie, ce qui s’avère un bien meilleur choix. L’amplification des voix – et même d’une partie de l’orchestre – n’offre pas de solution satisfaisante aux faiblesses acoustiques du lieu et l’équilibre reste à trouver entre le plateau et l’orchestre (il n’y a pas de fosse). La nécessité de mettre en relief les passages parlés, qui sont souvent accompagnés d’un substrat orchestral, oblige les techniciens à manier souvent le potentiomètre des amplificateurs et le spectateur reçoit d’un même interprète des images sonores sans cesse contradictoires et artificielles, très peu propices à générer l’émotion.
Particulièrement en vue, Carole Wilson qu’on avait surtout vu jusqu’ici dans des seconds rôles, tient la vedette du spectacle en campant avec une verve exceptionnelle et une crédibilité parfaite une Mrs Lovett truculente et sans scrupules. Elle adapte facilement sa voix à l’écriture particulière de la comédie musicale (beaucoup de texte et peu de lyrisme), déploie des talents de comédienne insoupçonnés et emporte haut la main les faveurs du public ; le rôle lui colle à la peau.
Une peu moins à l’aise, Scott Hendricks ne se résout pas à laisser au vestiaire sa belle voix de baryton-basse, hésite, compose, et finit par s’imposer, mais plus par son jeu d’acteur, excellent, que par la voix, mal à l’aise avec les micros. Comédien venu du monde du musical – lui n’a pas à retenir sa voix – le jeune George Ure se montre très émouvant dans le beau rôle de Tobias Ragg, âme candide plongée bien malgré elle dans les turpitudes les plus noires, et vocalement très convainquant grâce à son expérience du chant micro dont il exploite parfaitement les possibilités techniques et expressives.
Excellente également, mais dans un plus petit rôle, Natascha Petrinsky incarne une vielle mendiante à la dérive, lubrique et déboussolée, pathétique et drôle à force d’exagération. Finnur Bjarnason qui incarne Antony Hope peine à s’imposer vocalement. La voix est instable, souffre de problèmes d’intonation, mais ses qualités musicales sont bien réelles et son physique de jeune premier est particulièrement adapté au rôle. Hendrickje Van Kerckhove (Johanna) qui lui donne la réplique souffre elle aussi de devoir choisir entre un style ou l’autre, de sorte que le personnage finit par paraître fade et manquer d’intensité. Andrew Schroeder et Christopher Gillett, très bien caractérisés tous les deux, assument les rôles du juge Turpin et de son factotum avec une belle cohérence, de même que Paul Charles Clarke dans l’emploi volontairement ridicule de Pirelli, le barbier italien.
Le chœur n’a pas réussi à trouver le ton juste – on le sent aussi très peu familier de la langue anglaise et de ses différents accents. De nombreux décalages avec l’orchestre, une justesse souvent approximative, une diction un peu molle, on est un peu éloigné des exigences d’une troupe de comédie musicale professionnelle. Ce langage particulier, manifestement, ne s’apprend pas en quelques semaines et ce qui est vrai des voix l’est aussi des corps qui bougent, certes, mais pas comme ceux des danseurs de Broadway, rompus à toutes les disciplines…
L’orchestre fait de son mieux pour donner du swing à une partition qui n’en manque pas, mais se montre, lui aussi, peu familier de ce type de répertoire. Le chef Leo Hussain ne domine pas complètement ses troupes, semble lutter avec le chœur, laisse beaucoup de liberté aux chanteurs, propose quelques très beaux passages mais aussi des longs moments peu inspirés, de sorte qu’on en vient à se dire qu’avec quelques répétitions supplémentaires il aurait pu fouiller davantage la partition et que la partie musicale du spectacle gagnera encore au fil des représentations ; et c’est tant pis pour les spectateurs de la première.