Des spectateurs se sont émus de la vision de la Salomé de Strauss donnée par Pet Halmen, maître d’œuvre global de la réalisation scénique. Sans partager leur indignation nous nous sommes interrogé sur le bien-fondé de certains partis pris. Libéré des entraves que la censure imposait à l’époque de la création, Pet Halmen illustre avec minutie une lecture qui semble destinée à en renouveler le fumet de scandale, avec par exemple Jochanaan en inclusion dans un phallus géant ou les cunnilingus dont des Juifs libidineux gratifient Salomé.
Ce choix de matérialiser plutôt que de suggérer les prolongements du texte s’accomplit malheureusement dans une esthétique de bande dessinée qui donne plus d’une fois une impression de déjà vu malgré la beauté des images. Le décor est noir, évidemment. Le ciel qu’emplit une lune immense se découpe entre deux bâtiments concaves dont les surfaces polies renvoient des reflets, suggérant dureté et narcissisme, et la citerne centrale est un vaste cylindre d’un noir luisant, à la fois caverne et podium. Avec les costumes – cuir noir – des soldats et les amoncellements de prisonniers, l’univers sadique et morbide est installé ; de gros pistolets pointés et c’est la violence institutionnalisée. Hérodias en tenue de maîtresse sadique, Hérode en sous vêtements féminins, des chiennes tenues en laisse qui sont des femmes presque nues, un siège de chair formé par des esclaves nègres, un Anubis énigmatique qui hante la terrasse, un page qui aura la gorge tranchée par Salomé, des Juifs cherchant des réponses sur leurs ordinateurs portables, tout cela a sa cohérence et, il faut le souligner, n’entre pas en conflit avec la musique, mais finit par créer une surcharge expressive dont elle ne profite pas.
Nulle réserve, en revanche, pour ce qui est de la direction d’acteurs, à laquelle tous les intervenants participent avec une grande conscience professionnelle. Tous sont dignes d’éloges, du plus petit aux premiers rôles ; mais nous tressons une guirlande spéciale à Camilla Nylund, nymphette en robe de mousseline semblant à peine pubère, qui maîtrise superbement ce personnage d’adolescente en conflit avec son beau-père et sourde à tout ce qui n’est pas son désir. Vocalement impressionnante par la sûreté de sa technique, qui lui permet de chanter le rôle avec une souplesse admirable et d’affronter les extrêmes de la tessiture victorieusement, elle donne une évidence confondante à son incarnation de cette figure de l’éternel féminin. Non moins impressionnante l’Herodias de Doris Soffel, sans rien à voir avec les chanteuses fatiguées qui en héritent trop souvent, et dont la prestance s’accorde avec la réputation sulfureuse de séductrice du personnage. Son Hérode est le vaillant Thomas Moser, qui suggère sans lourdeur l’ambiguïté plus tard dévoilée, et dans la voix duquel passent les nuances autoritaires, insinuantes ou lasses du rôle. La plastique de Morten Frank Larsen n’est pas, fort heureusement, incompatible avec l’accès de désir qui enfièvre Salomé, mais quand il était en scène sa voix nous a semblé moins prenante que dans les prophéties souterraines ; résonance créée par le dispositif de la citerne ou légère sonorisation ? En tout cas il est bien l’être enfermé dans son destin ou l’idée qu’il s’en fait. Mentionnons encore Martin Mühle, le trop sensible, le trop sincère Narraboth.
Cette distribution sans faille a été soutenue magnifiquement par Pinchas Steinberg, qui a contrôlé l’intensité sonore pour la délivrer opportunément et sans contraindre les chanteurs à s’égosiller pour passer l’orchestre. Cette retenue ne nuit en rien aux couleurs expressives et sensuelles qui s’élèvent de la fosse, dont cette prestation est vraiment excellente. Dommage enfin que Pet Halmen nous ait privés de l’image du meurtre final ; s’il voulait nous frustrer c’est réussi mais les splendeurs vocales et musicales nous ont comblé.