Qui n’a pas participé, au Louvre ou dans un autre musée, à une visite scolaire au cours de laquelle on l’a habillé à la mode des personnages d’un tableau, avant de lui demander de prendre leurs poses ? Vous en avez rêvé ? Sondheim l’a fait ! La première partie de sa comédie musicale Sunday in the Park with George met en scène Georges Seurat, l’auteur du célèbre tableau pointilliste Un dimanche après-midi dans l’île de la Grande Jatte. Le peintre circule dans l’île pour faire des croquis, et les promeneurs commentent ; des enfants jouent, des animaux circulent, des idylles naissent, des caractères se révèlent, bref, ce petit monde parfois guindé s’ébat, tout en cherchant un peu de fraîcheur au bord de l’eau ou sous les ombrages. Et quand il n’est pas dans l’île, Georges reçoit dans son atelier son modèle, Dot, avec qui il a une liaison. Tout cela est drôle, bien enlevé, la musique est un peu facile mais entraînante, bref, on s’amuse bien.
Après l’entracte, on saute un siècle : les personnages sont maintenant coincés dans le tableau, accroché au musée (de Chicago ?) : ils s’ennuient, étouffent, et le font savoir. C’est encore très drôle. Arrive George, un « descendant » du peintre, qui présente dans ce même musée sa dernière œuvre inspirée du tableau de son aïeul ; le genre n’est pas le même, les lasers font leur travail et les plombs sautent ; suit une conférence didactique sur l’œuvre de Seurat, puis un cocktail avec les personnages les plus convenus : on se laisse mener, mais ça commence à paraître un peu longuet, ce qui se confirme avec le duo et l’air qui suivent, quand George constate que l’île de la Grande Jatte est maintenant couverte de HLM. Ce sont finalement ces moments, où l’auteur essaie de philosopher sur la vie et sur le passage du temps, qui sont les moins intéressants.
Mais ne boudons pas notre plaisir, car à part ce bémol pour la seconde partie, on passe une excellente soirée, Sunday in the Park with George est une œuvre pleine d’humour où la drôlerie alterne avec l’émotion. Bien sûr, ce n’est pas du Shakespeare, ça reste très midinette ou roman photo, et il ne faut pas y chercher trop de profondeur. Les personnages sont plutôt stéréotypés, et seul Seurat apporte un peu de consistance, essentiellement technique : « Je ne me cache pas derrière ma peinture, je suis dedans », dit-il, et d’expliquer doctement – en paraphrasant le grand physicien Chevreul – la vibration des points de couleur.
Tout cela se déroule dans des décors extraordinaires de William Dudley, entre tournettes désolidarisées et projections étonnantes, c’est un régal des yeux, avec des morceaux de bravoure, le French cancan démultiplié, les images qui se désintègrent en point colorés, la beauté des panoramas en demi-cercles et les recadrages d’images façon Alain Jaubert où les personnages se mettent soudain en mouvement. Il n’est pas jusqu’au petit singe qui, à la fin, ne revienne prendre sa place sur le tableau. Les costumes de Adrian Linford sont plutôt réussis, sauf les deux militaires : d’où vient cette curieuse idée de les affubler d’épaulettes et de pantalons oranges, alors que chacun sait l’importance à la fois guerrière et sociale, à cette époque, du pantalon rouge (présent sur le tableau), notamment pour faire la cour aux bonnes d’enfants dans les jardins publics ?
Les voix, bien que sonorisées (bientôt on ne va plus reconnaître le son d’une vraie voix humaine), sont parfaitement adaptées aux personnages. Julian Ovenden est excellent dans les deux rôles de Georges et George, et Sophie-Louise Dann est, en Dot et Marie, tout à fait épatante, un rien canaille mais sans vulgarité. Tous les autres personnages sont parfaits, la distribution est sans faille, et la mise en scène de Lee Blakeley sans un seul temps mort : c’est une machine à la Broadway, parfaitement huilée. Côté musical, le chef David Charles Abell fait sonner son orchestre façon musique de film de la grande époque, mais comme ledit orchestre a été doublé par rapport à la production originale, cela fait parfois un peu trop de bruit, et l’équilibre fosse-plateau s’en ressent. Car quand les personnages, devenus quasi hystériques, s’agitent en tous sens en hurlant à la fin du 1er acte, cela fait quand même regretter la simple vision du tableau dans le calme du musée… Ce qui n’empêche pas le compositeur d’être longuement ovationné au salut final.