On a trop souvent tendance à oublier que la magie propre à l’univers lyrique est le résultat d’une étroite collaboration entre les différents acteurs du spectacle. Ce creuset dans lequel fusionnent théâtre et musique nécessite une alchimie subtile où le talent de chacun est mis à contribution. La tyrannie d’un chef d’orchestre, d’un metteur en scène, d’un décorateur ou d’une star du chant, qui prétend ériger un point de vue personnel en vérité universelle, crée fatalement des tensions qui empêchent l’alchimie d’opérer. Or, les artisans – nous utilisons ce mot à dessein – de ce Rossignol et autres fables ont parfaitement réussi cette délicate opération.
La production, créée à l’Opéra de Toronto en mars 2009 puis représentée en juillet 2010 au Festival d’Aix en Provence avec une distribution strictement identique à celle de Lyon, a déjà fait ici même l’objet d’une critique titrée Un enchantement. Nous partageons l’enthousiasme de Christophe Rizoud et nous adhérons totalement à son propos, si bien que, en complément de son texte, nous nous attacherons plus particulièrement à l’originalité de la réalisation scénique.
Le procédé de fusion des arts n’est pas nouveau, mais cela fait peu de temps qu’il est utilisé pour l’opéra, La fura dels Baus en est un excellent exemple. Dans un esprit comparable, le fondateur de la compagnie Ex Machina Robert Lepage, dont les talents de visionnaire ne sont plus à démontrer, a conçu un spectacle d’une intense poésie, réunissant différents modes d’expression artistique parfaitement adaptés aux exigences de la musique et des textes. La qualité exceptionnelle de la production, résultat d’une parfaite entente avec le chef d’orchestre Kazushi Ono, provient également de la capacité du metteur en scène à s’entourer de créateurs originaux qui possèdent la maîtrise de leur art, complémentaire du sien : outre ses partenaires habituels Carl Fillion (scénographie), Mara Gottler (costumes) et Etienne Boucher (lumières), il a fait appel à quatre autres collaborateurs.
Ombromane et magicien (c’est ainsi qu’il se caractérise), Philippe Beau a conçu les ombres chinoises pour des pièces brèves. Mondialement connu, ce jeune artiste a inventé de nombreux procédés spectaculaires (ombres en relief, ombres géantes, ombres monumentales), mais c’est pour son théâtre manuel d’ombres chinoises qu’il a été choisi. Son apport à la magie et à la poésie du spectacle, considérable, trouve son apogée dans Renard, où il est associé au chorégraphe Moses Pendleton, fondateur et directeur de la compagnie Momix qui enchante les publics du monde entier avec ses danseurs-athlètes-illusionnistes. Robert Lepage a confié la conception des marionnettes du Rossignol à Michael Curry, grand maître de la cinétique appliquée au théâtre de marionnettes tandis que la chorégraphie était attribuée à Martin Genest, metteur en scène québécois.
Quelle est la part de Robert Lepage, dans tout cela ? Il est le concepteur (lui seul a en tête le spectacle fini quand commencent les répétitions), le maître d’œuvre, l’architecte de la cathédrale et le directeur d’acteurs. Plus les associés ont d’inventivité et de valeur, plus il est difficile de les faire travailler ensemble de façon qu’à terme, les différentes formes d’art fusionnent. Or, la réussite est totale. La simultanéité d’arts théâtraux aussi divers, soigneusement dosés (du plus simple au plus complexe), permet un saisissant raccourci de l’expression ; quant au dédoublement des personnages (un homme et une marionnette), il crée un magnifique effet de distanciation, dû en partie à la différence d’échelle spatiale et au décalage entre les costumes, traditionnel pour la marionnette chinoise et théâtral pour le chanteur.
Les cinq marionnettistes-acrobates, totalement polyvalents, jouent un rôle majeur dans le spectacle. Ils assument à vue le théâtre d’ombres réservé aux pièces brèves, avant de passer derrière l’écran où ils se font acrobates pour nous raconter Renard en ombres chinoises. Ils se transforment ensuite en êtres amphibies, organisant des combats nautiques de dragons en miniature et dirigeant à distance la somptueuse et minuscule flottille de l’Empereur. Grâce à eux, tout ce petit peuple prend une existence autonome, dans un monde féérique qui aurait ravi Andersen. Ce sont eux encore qui métamorphosent (sans être vus) le lit où dort l’Empereur en un squelette démesuré aux membres mobiles (la Mort) qui enserrent le souverain dans leurs griffes.
Pour les chanteurs, réputés si rebelles à ce qui peut mettre en danger leur voix, ce spectacle représente également une véritable prouesse. La manipulation des marionnettes semble aller de soi et ne poser aucun problème vocal, pas plus que la position du chef d’orchestre qui leur tourne le dos, ce qui suppose un long apprentissage. De plus, la plupart des solistes du Rossignol chantent dans l’eau (à 23° !), immergés à mi-taille dans la fosse d’orchestre, et semblent trouver cela tout naturel.
Étant donné le degré de difficulté d’une telle performance, il est clair que le spectacle gagne en qualité à chaque représentation. Nul doute qu’il ait encore de beaux jours devant lui (il est attendu en janvier 2012 à l’Opéra d’Amsterdam). Il a été filmé à Aix-en-Provence l’été dernier. Nous souhaitons vivement qu’il soit édité en DVD. Il restera ainsi dans les annales des meilleures représentations opératiques du vingt et unième siècle.