Stiffelio est suffisamment rare à l’affiche pour ne pas saisir l’occasion de cette reprise à l’Opéra de Francfort. On y a donc couru. A l’arrivée, si la réalisation musicale justifie le voyage, la réalisation scénique nous trouve beaucoup plus réservé. Le livret que Verdi a mis en musique nous fait témoins de l’épreuve à laquelle se trouve confronté un homme devenu pasteur dans la communauté où il a trouvé refuge. Considéré comme un guide spirituel, il va découvrir que sa femme lui a été infidèle et apprendre qui est son rival. L’enseignement évangélique dont il s’est fait le vecteur est très clair : tu ne tueras point et tu ne jugeras point. Mais quand la douleur et la colère sont si fortes, peut-on les soumettre à la Parole qui prescrit le pardon ? Le vieux pasteur qu’il semble avoir supplanté l’aidera à y parvenir et l’opéra se termine par l’adhésion solennelle de la communauté à la prescription du Christ.
Cette dernière scène est donc conçue comme un sommet religieux, au sens étymologique. Pourtant on nous montre les fidèles renversant leurs chaises, manifestement plus scandalisés qu’édifiés. Ce n’est que la moindre des interventions du metteur en scène Benedict Andrews. On citera la relation incestueuse entre Stankar et Lina, qui fait du père un saligaud et de l’honneur qu’il prétend protéger le prétexte sous lequel se dissimule une possessivité morbide. Ou bien la scène du cimetière, où l’on voit Lina succomber aux caresses de l’amant avec lequel elle vient de rompre et s’allonger entre les tombes. Les mortes en sont probablement outrées, car elles se relèvent et la montrent du doigt. Ou encore le retour du père tout sanguinolent après avoir coupé la tête du séducteur, trophée qu’il jette dans le giron de Lina, qui s’en massera la poitrine après avoir ouvert son corsage.
A l’effet de ces options saugrenues s’ajoute celui du dispositif scénique signé Johannes Schütz. Le rideau qui se lève révèle une grande structure entièrement vitrée en forme de croix. D’abord immobile, elle va bientôt s’animer de mouvements quasiment incessants, à donner le tournis. Elle peut en outre pivoter sur sa base et devenir, à la verticale, une immense croix figurant le chœur du temple, mais aussi se tenir en équilibre sur un coin. A quoi riment ces déplacements ? Outre qu’on ne le voit pas, on remarque qu’ils contraignent les chanteurs à se déplacer eux-mêmes pour rester visibles ou voir la fosse. Cela les aide-t-il à construire les personnages ? Qu’il nous soit permis d’en douter ! Même les costumes de Victoria Behr tendent à banaliser, déprécier les héros. Dans cette communauté où les vêtements féminins évoquent les amish, Stiffelio a l’air d’un représentant de commerce de retour de sa tournée et si Stankar est prospère il le cache bien. Avec sa blouse vague de satin Raffaele pourrait être un hippie négligé. Quant à Lina, elle accumule les clichés : rousse, dons sensuelle, en robe noire stricte, ostentation de vertu menteuse, enfin en robe blanche moulante qui en fait une provocation ambulante. A se demander si le but était de déconsidérer la communauté des croyants à travers ses membres les plus insignes.
AJ Glueckert (Raffaelle) Cooper Nolan (Stiffelio) et Dimitri Platanias (Stankar) © Barbara_Aumüller
Pour spirituel et pertinent qu’il soit, le raccourci par lequel George Bernard Shaw définit l’opéra, que rappelait Christophe Rizoud à l’occasion des représentations de Maria de Rudenz au Wexford Festival Opera, ne s’applique pas à Stiffelio, car le baryton n’a pu empêcher la conjonction de la soprano et d’un ténor, voire de deux puisque le mari et l’amant appartiennent à la même catégorie vocale. Mais l’amant ne fait pas le poids : il essaie de prolonger une relation où il trouve son compte mais puisqu’il est déjà rejeté par Lina il n’a aucun air soliste et reste dans une tessiture où la bravade exclut l’héroïsme. AJ Gluekert chante le rôle sans problème mais il est totalement dépourvu de l’élégance aristocratique qui devrait le caractériser. Il en est hélas de même du Stankar de Dimitri Platanias.. Son physique puissant en fait une force de la nature présentée ici en brute hypocrite. La voix a le volume, la projection et l’étendue requises et une fois passé l’engorgement initial elle se libère pour rallier tous les suffrages dans sa grande scène du troisième acte, où le baryton se montre capable de belles nuances. Sa fille Lina, la malheureuse qui distingue dans le livret le corps et le cœur et s’avoue coupable d’avoir cédé à la séduction, semble ici d’emblée à l’ouest ; mais comme sa mère vient de mourir– pure invention du metteur en scène, nous assistons à la veillée funèbre pendant l’ouverture – son désarroi apparent est peut-être plus lié à ce deuil qu’au repentir et aux remords. La volonté du personnage de résister au tentateur semble ici des moins fermes. Peut-être s’agit-il de la rendre coupable aux yeux des spectateurs pour renforcer le pardon final ? Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un défi pour la chanteuse, sommée d’être une comédienne prête à tout. Jessica Strong le relève sans éblouir mais dignement. Un vibrato initial est peut-être dû au trac car il se dissipe et n’entrave plus l’expansion d’une voix qu’on pourrait souhaiter plus charnue mais dont l’étendue et la flexibilité ne laissent rien à désirer aux deuxième et troisième actes. Compte tenu des conditions qui lui sont imposées, on ne peut qu’applaudir. La situation est plus complexe pour le personnage de Stiffelio. Quelle voix lui faut-il ? Doit-on l’interpréter en sanguin, extraverti, sonore autant que possible ? Faut-il lui donner une voix de stentor ? Cooper Nolan n’appartient pas à cette catégorie, et cela peut sembler une faiblesse compte tenu du comportement brutal qui est prêté au personnage. Mais si on rapporte sa voix et sa façon de chanter à une conception plus cérébrale – un Stiffelio intellectuel – sa prestation ne nous semble pas du tout indigne. Alfred Reitel manque un peu d’ampleur dans le rôle du vieux pasteur mais ses interventions sont convaincantes. Dans les rôles mineurs de Federico et de Dorotea Ingyu Hwang et Julia Dawson sont irréprochables. Le chœur, passés quelques décalages, sera aussi efficace et musical que nécessaire.
Verdi est toujours resté attaché à Stiffelio. Présentée souvent comme mineure en regard des Rigoletto et Traviata à venir, l’œuvre est pourtant plus une matrice qu’une ébauche à perfectionner. Le compositeur se souvient de ses réussites et cherche à s’affirmer en approfondissant des idées nouvelles. Ainsi il donne à Lina une vocalité qui requiert l’élan d’Abigaile mais a déjà la fragilité de Gilda et préfigure la douleur de Desdemona. Stiffelio a des élans proches de Manrico et une détresse dont les échos se retrouveront dans Otello. Stankar est comme le père de Rigoletto et a certains accents dont se souviendra Germont. Il conçoit pour les voix des ensembles dont un septuor avec chœur d’une complexité inédite. A l’orchestre, c’est le travail sur les plus graves des cordes, sur la profondeur et les résonances expressives des cuivres et des bois, l’ampleur parfois quasi symphonique qui cohabite avec des ciselures pour quatuor, et une recherche sur les timbres visant à créer les atmosphères sans détours ni à la manière de. Le Verdi qui va triompher dans les années successives, il est bien là, déjà. On craint, au début de l’ouverture, que l’exécution ne lui rende pas justice. L’orchestre de Francfort, un des mieux côtés d’Allemagne, semble installé pour une soirée de routine. Impression dont nous serons rapidement détrompé, influence du chef ou sursaut de la conscience professionnelle. Giuliano Carella réussit son premier Stiffelio et son vingtième titre verdien. Si les conditions d’une reprise n’ont pas été optimales pour ce début, son expérience et celle des instrumentistes y suppléent. On retrouve son sens aigu des couleurs et du rythme, toujours contrôlés au service des climats et de l’architecture. Ni pathos ni sécheresse : juste l’élan du lyrisme verdien au plus près de lui-même. Cette probité artistique nous fait déplorer encore plus amèrement les errements signalés.