Créé en 1983 au terme d’une genèse de huit ans, considéré depuis comme le chef-d’œuvre de Messiaen, Saint François d’Assise ne s’est pas pour autant imposé sur toutes les grandes scènes. Sans doute sa longueur et son statisme en ont-ils désemparé plus d’un, sans doute l’austérité de son sujet et le gigantisme de certains passages ne sont pas des plus attirants. Mais si Saint François effraye, c’est aussi et surtout à cause de son immense complexité, et tout particulièrement de l’extrême difficulté du rôle éponyme, qui exige endurance (Saint François est toujours présent sur scène, si l’on excepte le quatrième tableau), puissance vocale, humilité expressive, et français imparable. Messiaen avait trouvé en José van Dam son prêcheur idéal, qui a endossé le rôle à de nombreuses reprises, au point d’en devenir l’incontournable incarnation. Le vénérable chanteur belge se préparant aujourd’hui à une retraite bien méritée, la question de la pérennité de l’œuvre se pose : survivra-t-elle à l’épreuve du temps, défendue par d’autres protagonistes ?
Vincent Le Texier veut répondre oui, et il nous faut bien saluer son courage. Bien sûr, il n’est pas le premier à succéder à van Dam : Willard White a déjà relevé le défi. Mais, à ma connaissance, jamais un français ne s’était mesuré au rôle-titre de l’unique opéra du plus grand compositeur français de l’après-guerre ; Alléluia ! D’autant plus que l’expérience se révèle passionnante : timbre chaleureux, voix plus ronde et plus puissante, semble-t-il, que par le passé, bonhommie naturelle, Le Texier signe une grande interprétation, bouleversante de justesse, remplie de cette humanité absolue, sans faille, qui est peut-être la sainteté. Si une légère fatigue se fait entendre à la fin de cette soirée-marathon, elle ne gâche en rien notre plaisir, ni notre émotion. Le lyrique et sensible Tom Randle, le tendre Jean-Sébastien Bou, l’excellent Nicolas Courjal forment une confrérie de disciples attentive et apaisée, avec laquelle tranche d’autant mieux les imprécations sonores d’Olivier Dumait. Ténor de caractère, Hubert Dealmboye est un Lépreux investi mais quelque peu faible en volume, toutefois nettement préférable à Heidi Grant Murphy, dont l’Ange, sans être déshonorant, souffre d’un vibrato bien large, qui accentue tout ce que le timbre a de métallique.
Chung parle le langage de Messiaen, et le comprend à la perfection, comme d’autres comprennent intimement Wagner ou Mozart. A le voir diriger avec une étonnante économie de gestes, l’idée nous saisit que l’on ne saurait mieux faire, ou peut s’en faut, dans Saint François. Que personne ne saurait manier avec autant de bonheur une masse de décibels si gigantesque, pour en exalter la puissance comme pour en extraire des sonorités somptueuses et subtiles. Inoubliable, le concert d’oiseaux qui clôture le II est la meilleure illustration d’un travail qui n’oublie aucun aspect de l’œuvre, sans pour autant sombrer dans un souci excessif du détail. On comprend que les chœurs comme l’orchestre, chauffés à blanc, s’élèvent au niveau des plus grands, et n’accusent aucune faille sur toute la longueur de la soirée. Seule la balance sonore est perfectible, qui étouffe toujours autant les voix (mais Pleyel en est sans doute responsable bien plus que Chung).
Face à cette performance musicale de haut niveau, les vidéos de Jean-Baptiste Barrière passeraient presque inaperçues. Alors que l’on s’était figuré, avec confiance et espoir, des lumières et des images envoûtantes qui enveloppent l’espace, on n’eut droit qu’a un mince rectangle en fond de scène, à l’intérieur duquel des images de forêts floues alternent avec des graphiques réglés sur la puissance sonore (exactement comme dans les lecteurs CD de votre ordinateur), tout en projetant le visage des interprètes à l’intérieur d’un losange enluminé situé dans un coin du rectangle (les fans de géométrie apprécieront) : de quoi donner du fil à retordre à ceux qui trouvent kitsch les images de Bill Viola pour le Tristan de l’Opéra Bastille ! On aurait pu s’en irriter, on préfèrera se concentrer sur l’essentiel : en cette fin « d’année centenaire » d’Olivier Messiaen, une équipe aussi soudée et exceptionnelle a porté à bout de bras l’un des opéras les plus ardus du répertoire, jusqu’au formidable point d’orgue final, passage de relais vers un public dont la réaction ne s’est pas fait attendre : acclamations et standing ovation pour tous ! De quoi faire retrouver la foi aux plus sceptiques… !