Depuis quand Paris n’avait-il pas applaudi Dmitri Hvorostovsky ? Trop longtemps. On ne saura jamais assez remercier les Lundis du Palais Royal, ce nouveau rendez-vous lyrique proposé le jour le moins réjouissant de la semaine dans un des théâtres les plus ravissants de la Capitale, d’avoir ajouté le nom du baryton russe à une saison qui comprend aussi Max Emanuel Cencic, Waltraud Meier, Elina Garanca, entre autres*. La salle est petite – 700 places environ – mais l’intimité convient à Dmitri Hvorostovsky, si grande soit la voix. Circonstances obligent, le chanteur prend d’abord la parole, en anglais, pour saluer la mémoire de Claudio Abbado décédé le matin même. Ce seront là ses seules paroles. Le langage du baryton est avant tout physique. L’homme porte beau, léonin forcement avec cette crinière blanche qu’il rejette en arrière d’un brusque coup de tête. Droite et élancée, la silhouette est sanglée dans une veste longue que n’aurait pas reniée un de ces héros de romans russes qu’immanquablement il rappelle. Boyard et aussi rock star. Il y a du Mick Jagger dans la lèvre boudeuse et le sex-appeal, sauvage. Un sourire vient de temps en temps éclairer le visage, comme si cette indispensable respiration entre deux numéros lui était nécessaire pour desserrer l’étreinte de la musique. De fait, le chant transforme d’une poigne d’acier chacune des mélodies interprétées en airs d’opéras. Tchaïkovski bien sûr dont les cinq pièces proposées semblent extraites d’Eugène Onéguine, bien qu’elles appartiennent à des époques différentes, de 1875 pour « Na son gryadushi » à 1886 pour « Nochi bezumnie » et « Solovey », ce « Rossignol » dont le texte fut adapté par Pouchkine. Est-ce un hasard ?
Moussorgski offre davantage à exprimer. La voix continue de magnétiser. Mais le chanteur devient conteur. Le ton suggère le personnage – là une vieille paysanne (« Kolibelnaya »), ici la mort balayant le champ de bataille (« Polkovodec ») – sans que jamais le chant ne se départe de sa noblesse. Le regard et le geste, tout autant que le son, narrent, brossent, dessinent, révèlent. Le sens des mots reste obscur à celui qui ne comprend pas le russe mais la narration ne cesse de tenir l’attention en éveil.
Nikolaï Medtner, auparavant, a surtout exposé les enchainements harmoniques surprenants du discours pianistique quand l’écriture mélodique, au contraire, se cramponne au passé. Accompagnateur officiel de Dmitri Hvorostovsky depuis 2003, Ivari Ilja initie le dialogue avec son partenaire, faisant valoir un jeu qui, d’un bout à l’autre de la soirée, guide ou escorte, commente ou observe, toujours à propos.
Evoquant tour à tour chacun des compositeurs qui l’ont précédé, Sergueï Rachmaninov représente aussi pour le baryton une formidable occasion de synthèse. Qu’il s’agisse de traduire la rêverie orientalisante de « Ne poi krasavitza pri mne », le mysticisme de « Voskreshenije Lazarja » ou la pureté de « Siren », la voix se plie à tous les sentiments, use de toutes ses ressources, essaie les couleurs comme la coquette des robes même si, narcissique, elle semble se contempler dans le miroir de ses incroyables sonorités. La note est parfois tenue au-delà de toute convenance, l’aigu est conquérant et la lumière sombre du grave évoque ces soirs d’été à Saint-Pétersbourg où la nuit ne tombe jamais vraiment. Fasciné autant que conquis, le public ponctue chaque morceau d’une salve d’applaudissements. Dmitri Hvorostovsky les accueille d’un œil tantôt satisfait, tantôt narquois, concluant ce récital de presque deux heures par un seul bis, extrait du même répertoire, dont il ne prend pas la peine de donner le nom. Puis, couvert de fleurs, il sort de scène comme il était entré, tel l’aigle de son pays, impérial.
* Prochains récitals : Max Emanuel Cencic, 10 février ; Waltraud Meier, 24 février (plus d’informations sur les lundis musicaux du Théâtre de Palais-Royal)