Sonya Yoncheva est un peu chez elle à Genève, où elle travailla avec Danielle Borst, étudia au Conservatoire, puis chanta au chœur du Grand-Théâtre avant de prendre son envol, il y a dix ans. Sans doute l’une des raisons du choix du lieu de son premier concert de lancement de son dernier CD, The Verdi Album, avant de chanter Luisa Miller au Met, puis Il Pirata (Imogene), de Bellini, dans la nouvelle production de Christoph Loy pour la Scala. Pour assurer la variété du programme et terminer en duo, comme elle en est coutumière, elle a engagé son frère cadet, Marin Yonchev, ténor singulier déjà écouté en sa compagnie.
Plus de quarante ans de la production verdienne sont ainsi balayés, avec des pages qui sont autant d’occasions de confirmer son statut de prima donna. Elle a choisi cinq des airs qu’elle a enregistrés pour ce CD. Quatre pages orchestrales, ouvertures (Nabucco, la Forza del destino, Luisa Miller) et le célébrissime prélude du troisième acte de La Traviata seront l’occasion pour nous de découvrir l’Orchestre de Chambre de Genève, intitulé un peu fallacieux puisqu’il compte 39 musiciens permanents. Sous la baguette vigoureuse, précise et efficace de Francesco Ciampa, familier du grand répertoire italien, c’est une très belle formation, qui se prête parfaitement à Verdi, qu’il s’agisse du lyrisme, de la finesse comme de la puissance. Les trombones et le tuba sont admirables, de velours, d’équilibre et de précision (Nabucco), les bois (Don Carlo), la clarinette particulièrement (Luisa Miller) comme les cordes, racées et nerveuses n’ont rien à leur envier. Même si le lyrique n’est pas la vocation première de cet orchestre, on se situe au meilleur niveau.
Sonya Yoncheva libère en scène toute la richesse vocale et dramatique que le studio enferme. Acoustique favorable, présence du public, bonheur de la diva de retrouver ceux qui ont favorisé son éclosion, de chanter avec son frère ? On ne sait, peut-être un alliage de toutes, mais on est conquis.
Le « Tacea la notta placida » que chante Leonore, du Trouvère, fait partie des grandes pages lyriques. Dans une belle robe d’un bleu proche du parme, c’est d’emblée le miracle renouvelé : toute la poésie, un mezza voce superbe pour exprimer cette tendre nostalgie nocturne, puis le brillant « Di tale amor » avec ses trilles. Le timbre, la conduite, l’intelligence du texte, la vérité dramatique sont bien là, avec des aigus aisés, naturels, jamais agressifs. Dans Luisa Miller («Tu puniscimi, O Signore»), la noblesse d’expression de ce qui relève d’une sorte de prière agitée, le lyrisme douloureux, la merveilleuse cadence emportent l’adhésion. Sonya Yoncheva réapparaît, parée d’une mantille pour « Pace ! Pace, mio Dio », de La Forza del destino. Depuis son ermitage, Leonora chante une prière pour la paix de l’âme, bouleversante, inspirée, hallucinée, dépourvue de tout effet, chargée d’émotion, qui nous emporte. Pour Elisabetta, de Don Carlo, la diva porte une robe somptueuse, parfaitement assortie à sa chevelure, les épaules couvertes d’une magnifique cape de zibeline. Sa prière au tombeau de Charles-Quint («Tu che la vanità»), avec son introduction dramatique, est une des plus belles pages de tout l’opéra. Le dépouillement de la mélodie, la voix nue, dont les phrases sont ponctuées discrètement traduisent cette profonde désolation, puis cette tristesse noble. Le beau largo, avec les bois, atteint des sommets avant le retour de l’angoisse. La conduite, le soutien, les couleurs, la force expressive, on ne sait qu’admirer le plus. A la première scène d’ Attila, Odabella pleure la mort de son père et son bien-aimé, qu’elle croit disparu, le caractère indécis, les hésitations font place à une ligne aérienne, souple où Sonya Yoncheva excelle. Tout juste est-on surpris par la stridence de quelques aigus, certainement liés à la fatigue. De la Traviata, «Parigi, o cara », que chante Alfredo, rejoint par Violetta, permet de conclure sur une note chaleureuse, chargée d’espoir et de confiance.
Pour Marin Yonchev, dont les interventions permettent à sa soeur de récupérer, on est partagé : la chaleur de la relation fraternelle relève de l’évidence, mais, simultanément, la différence de moyens est flagrante. Un fort honnête ténor, frais, à l’émission crémeuse, claire, juste d’expression, mais dont les limites sont vite atteintes (puissance, projection, aigus forcés). Quelque part, on est touché par la tendresse fraternelle qui les unit, mais aussi attristé par ce rôle peu gratifiant de faire-valoir auquel il se prête avec une telle gentillesse. Il ne démérite pas dans ses deux soli (« La mia letizia infondere », d’I Lombardi, puis « Lunge da lei », de la Traviata) ni dans ses duos de ce dernier ouvrage, mais la catégorie est plus modeste.
Après le prélude du troisième acte de la Traviata et le tonnerre d’applaudissements qui salue « Parigi, o cara », un petit flash-back en guise de bis : le « Libiamo, libiamo », célébrissime brindisi, va permettre à Marin puis à Sonya de régaler l’assistance, qui, debout, leur réservera les ovations les plus chaleureuses. Ceux qui n’ont pas eu le privilège de les applaudir à Genève pourront les retrouver à Paris, au TCE, en juin.