Depuis quelques mois, la soprano bulgare se promène sur les scènes du monde dans des programmes de récital hétéroclites réunissant tout à la fois airs d’opéra, mélodies et chansons populaires, et le tout avec une aisance déconcertante. La facilité avec laquelle la chanteuse passe d’un répertoire à l’autre, laisse sans voix, une transversalité que peu ont osé, à l’exception peut-être de Eileen Farrell ; elle était chez elle sur toutes les rives, de Verdi à Wagner, en passant par le jazz qu’elle a habité comme personne. Revoilà donc Sonya Yoncheva dans un programme transversal proposé jeudi soir à Gaveau et dédié cette fois à la mélodie française et à la canzone italiana, où se côtoient pêle-mêle Duparc, Chausson, Delibes, Puccini, Tosti, Martucci, Donizetti, Verdi. Sans doute, la chanteuse veut-elle ainsi faire la démonstration de sa versatilité et sa capacité d’être chez elle dans tous les registres.
Dans la première partie du programme dédiée à la mélodie française, toute de blanc vêtue, la soprano se présente devant une salle au parterre clairsemé. Le concert ne fait pas salle comble : sans doute le coût des places, rendant la minute yonchévienne particulièrement onéreuse, aura eu raison de certains spectateurs, même si les plus avides des admirateurs étaient quant à eux bien présents tout au long du concert. Avec les mélodies françaises, la Diva se lance des défis en faisant cohabiter des mélodies hérissées de difficultés. Et non des moindres s’agissant de l’insaisissable « Chanson triste » et de l’épineux « Hai Luli » de Pauline Viardot. Mais Sonya Yoncheva semble pouvoir chanter absolument tout ce qu’elle souhaite, même si on la sent ici davantage sur la réserve que dans la seconde partie italienne, où elle se promènera avec aisance. Si dans « L’invitation au voyage » et « Au pays ou se fait la guerre » de Duparc, elle semble opter pour une posture de prudence, « La vie antérieure » et « Chanson triste », semblent bien mieux lui convenir, et lui arrachent des accents poignants qui captent durablement l’écoute. Mais plus encore, la sensibilité d’une Viardot lui va comme un gant. Elle peut ici déployer un large éventail de ressources expressives qui rend compte de la facilité de la chanteuse à incarner pleinement son chant dans « Hai Luli ». Sur les rives de Chausson, la soprano joue à merveille des contrastes, et sa riche palette de couleurs est le reflet idéal pour exprimer à la fois la mélancolie du temps qui passe (« Le temps de lilas ») et les couleurs nostalgiques des ambiances aux charmes surannés (« sérénade italienne »). Après une incursion du côté de Donizetti, en français, avec une rareté « Depuis qu’une autre », c’est dans « Les Dames de Cadix » de Delibes, que la soprano apparaît le plus à son aise. Elle se fait incontestablement plaisir et fait plaisir à l’auditoire, laissant libre cours à ses talents de comédienne dans un registre tragicomique, où elle est ici entre deux rives, la culture française du dire propre à la mélodie, et une inspiration latine, qui par une escalade en Espagne, annonce déjà la suite du programme qui nous amènera sur les rivages italiens.
Malcom Martineau, Sonya Yoncheva © Brigitte Maroillat
La seconde partie du récital dédié précisément à la canzone italiana s’accompagne, comme à l’habitude de l’artiste, d’un changement de parure. Jouant le parfait contraste avec ce qui précède, vêtue cette fois d’une robe noire, c’est l’œil pétillant et l’humeur espiègle que Sonya Yoncheva s’arrime à l’Italie. Farfouillant dans ses partitions, feignant d’être perdue, multipliant les œillades et les baisers, la Diva entretient, au-delà du chant, des liens chaleureux avec l’auditoire. Au fil des œuvres, la complicité s’instaure entre le public et l’artiste et le charme opère. Dans ce répertoire, elle est dans son jardin et elle s’y meut avec aisance. Les canzone siéent à souhait à son tempérament de feu, et l’émotion est à son comble dans les œuvres de Puccini, Martucci et Tosti mettant en exergue les atmosphères avec comme point commun l’amour (« Sole e amore ») mais aussi l’incandescence (« Canto d’anime »), la lascivité même (« l’ultimo bacio ») où la comédienne, la tragédienne, pointe sous la récitaliste hors pair. Ce répertoire met en valeur son registre grave, dans une infinie mélancolie dont elle varie avec goût les couleurs.
Dans Verdi, sa voix parvient à créer les clairs-obscurs que l’on attend dans ces pièces et elle réussit à en varier à l’envi les couleurs. Il passe un frisson de Leonora du Trovatore dans la phrase ascendante de « In solitaria stanza » et l’ombre de Violetta dans son interprétation de « Ad una stella ». Sonya Yoncheva offre à ces partitions une sorte d’atmosphère viscontienne, d’un temps hors du temps, éclairée par les reflets aux milles éclats d’un timbre riche à la fois sombre et étincelant. Dans l’écrin d’une voix d’une belle ampleur et d’une même beauté, les graves sont pleins et tout aussi impressionnants que certains aigus surpuissants. L’interprétation touche en permanence l’auditeur.
Portée par un Malcom Martineau virtuose au piano, qui se libère lui aussi au fil de la soirée, la Diva enivre le public d’ambiances amoureuses en nous offrant en Encores l’Adieu d’une Mimi souffrante ou la Habanera d’une incandescente Carmen. Elle nous gratifie d’un ultime au revoir avec « Adieu notre petite table » de Manon. Et nous avons soudain envie que tous ces tableaux vivants se succèdent à l’infini dans un temps qui ne s’arrêterait pas, renouvelant ainsi le plaisir de la soirée avec une artiste qui fut si ce n’est divine, tout au moins sublime.