Dans un décor sombre et quelque peu obsessionnel évoquant la traque – tableaux de chasse des Capulet dans la scène du bal au premier acte, squelette de cerf tenant lieu de bois de lit dans la scène de la chambre au début de l’acte IV, cerf empaillé près du tombeau -, Juliette et Roméo sont des proies, sacrifiées comme victimes expiatoires par une société fondée sur la violence. La lecture de Roméo et Juliette par Paul-Émile Fourny comporte de belles idées, comme l’escalier en hélice couvert de verdure, figurant le balcon de Juliette au deuxième acte, qui se perd dans l’infini d’une ouverture ovoïde de facture baroque. D’autres aspects sont plus énigmatiques, comme la présence de ces livres qui peuplent la salle du bal vue comme bibliothèque. La tonalité générale souligne l’enfermement des personnages poussés jusque dans leurs derniers retranchements.
La voix somptueuse de la soprano bulgare Sonya Yoncheva, dont cette interprétation de Juliette est une prise de rôle, s’y épanouit avec grâce et puissance, dans une palette éblouissante de nuances qui émeuvent et séduisent, même si l’on ne comprend pas toujours distinctement le texte. Toutefois, et même en l’absence de surtitrage – choix esthétique assumé par l’Opéra d’Avignon pour cet opéra en langue française – les inflexions du chant suppléent à la compréhension littérale. Pour ce qui est de la clarté de la diction et de la précision de l’articulation, on est en revanche comblé par Florian Laconi, Roméo fougueux et brillant, aux magnifiques aigus, mais qui à l’inverse de sa partenaire renonce aux demi-teintes. Belle complémentarité finalement, qui crée une alchimie envoûtante allant crescendo au fil des duos d’amour, doublée par la prestance physique des deux acteurs et admirablement servie par l’Orchestre Lyrique de Région Avignon Provence sous la direction dynamique et inspirée d’Alain Guingal. Les timbres, tout en restant individuellement audibles, se fondent dans une harmonie qui laisse entendre la diversité des coloris.
La mise à mort de Mercutio – interprété par le baryton Alexandre Duhamel, remarquable tant au plan vocal que scénique, avec une ampleur de souffle et un phrasé impeccable, virtuose même dans la Ballade de la Reine Mab – par la main armée de la harde des Capulet, met en évidence cette autre histoire d’amour tragique, tant la relation entre Roméo et Mercutio est manifestée dans sa dimension fusionnelle. Stanislas de Barbeyrac compose avec beaucoup de talent un Tybalt confondant de noirceur (aux antipodes de son rôle en Alfredo dans La Traviata vue récemment à Saint-Étienne) Pour la scène du mariage, qui se déroule devant le rideau fermé, Jérôme Varnier onne à Frère Laurent une noblesse rare, avec son port majestueux et sa voix de basse profonde, bien calibrée. Le rôle de Stefano est interprété avec grande musicalité par Marie Lenormand, mais on se prend à regretter l’absence des surtitres en raison d’une prononciation insuffisamment distincte. Ce n’est certes pas un reproche que l’on fera à Christophe Fel, dont chaque syllabe est clairement articulée, dans une diction quasi didactique – trop, peut-être : il y a quelque chose de très appliqué, de très démonstratif chez ce comte Capulet. Mais après tout, c’est aussi une manière d’opposer la conception d’un ordre figé à la liberté de l’amour des amants de Vérone.
Le ballet, conservé au quatrième acte et non coupé comme c’est souvent l’habitude, donne lieu à une chorégraphie sobre et poignante d’Éric Belaud, véritable respiration qui forme un juste contrepoint à l’intensité des émotions qui précèdent et à celle de la tragédie qui suit. Soulignons enfin la grande qualité du Chœur de l’Opéra-Théâtre du Grand Avignon, solennel à souhait dans le Prologue, déchirant après la mort de Mercutio et de Tybalt, contribuant à faire de cette représentation une réussite à porter au crédit de cette maison qui s’est distinguée par ailleurs cette année par des choix courageux comme celui de Wozzeck et de Jenufa.