Par une belle nuit d’été, dans une forêt de sapins qui semble infinie car comme la Terre, elle tourne sur elle-même, Leporello chante à la lune ses velléités de révolte. Un peu plus loin, Donna Anna, qui s’est éloignée de son père et de son fiancé, croise Don Giovanni dont elle est follement éprise et s’offre à lui. Il commence par la repousser, puis l’enlace, prêt à céder, et soudain se ravise. Totalement frustrée, Anna appelle au secours pour se venger de lui puis part à la recherche de ses compagnons. Le Commandeur surgit, un pistolet à la main, et tire sur Don Giovanni qui, en état de légitime défense, l’abat d’un coup de bâton. Leporello trouve son maître baignant dans son sang et l’entraîne plus loin pour panser sa blessure. Désormais, Don Giovanni n’a que quelques heures à vivre. Cette merveilleuse forêt, théâtre de ses exploits, sera aussi son tombeau.
Ainsi, dés la première scène, Claus Guth modifie la donne, Après les manipulations généalogiques de Dmitri Tcherniakov à Aix-en-Provence, c’est à son tour de récrire l’histoire, non pour se faire plaisir mais pour donner un nouvel éclairage à ce dramma giocoso sublime dont on n’épuisera jamais toutes les richesses. Il voit en cet opéra « une étude de la peur de la mort chez l’homme » et nous en fait une éblouissante démonstration. La scène du festin est particulièrement inventive à cet égard : les forces de Don Juan semblent l’avoir abandonné mais il ne cesse de plaisanter tout en partageant péniblement quelques chips et le contenu d’une boite de conserve avec Leporello (une souche leur tient lieu de table), Il tourne en dérision l’hypothétique venue de son invité, jusqu’au moment où il reconnait enfin le Commandeur, occupé à creuser une tombe sur le lieu même où il a été assassiné. Leur affrontement n’en est pas moins terrible. Don Giovanni déploie ses dernières forces à refuser un repentir qui l’amènerait à se renier lui-même, Leporello le retient quelques instants par la main au bord de la tombe puis le lâche. Il bascule et disparait dans la fosse. Leporello hurle sa peine, le rideau tombe. Rarement on a atteint une telle intensité dans cette représentation de l’impuissance humaine face à la mort.
La forêt métaphorique (au terrain accidenté couvert d’une végétation luxuriante) de Christian Schmidt, magnifiquement éclairée par Olaf Winter, symbolise notre bref passage sur cette terre. Les costumes, de notre époque, deviennent intemporels. Les idées foisonnent : l’abribus à l’intérieur duquel se retrouvent des personnages souvent en situation d’échec ; la voiture en panne qu’Ottavio tente de réparer tandis qu’Anna, à l’intérieur, est courtisée par Don Giovanni qui la caresse par vitres interposées ; la candida roba que Zerline abandonne aux mains de son séducteur et qui s’imbibe de sang, ce sang qui ne cessera de couler, maculant peu à peu les autres personnages ; la sérénade « Deh vieni alla finestra », donnée au clair de lune à une femme imaginaire par un Don Juan très affaibli, solitaire, replié sur lui-même, ou encore, l’arbre brisé dans la forêt noyée de brume qui sert de cadre à la scène du cimetière1.
Les différents interprètes, galvanisés par leur metteur en scène, incarnent des personnages en perpétuelle évolution, d’une rare intensité, qui sortent tous des sentiers battus. L’Elvire de Dorothea Röschmann, dont la voix riche, sensuelle, très nuancée, sans agressivité, trouve sans peine les accents de la colère, les couleurs de la volupté et celles de la mélancoliese densifie au cours de l’œuvre, faisant preuve d’une force intérieure qui la rapproche de Don Juan. Aleksandra Kurzak interprète une Anna lucide, obsédée par sa passion, déterminée à tout lui sacrifier, qui apprend cependant à prêter attention à la douleur d’autrui. Son soprano lyrique lumineux s’épanouit pleinement dans toute la tessiture et ses vocalises toujours véhémentes coulent de source. Seul défaut : une articulation insuffisante. Anna Prohaska est une Zerline non conventionnelle : autant elle déploie de charme et d’énergie au premier acte pour se faire pardonner de Masetto (« Batti, batti, bel Masetto »), autant elle est abattue au deuxième acte, une fois que le mal est fait ( « Vedrai, carino »), ayant abandonné tout espoir de réconciliation. Son beau mezzo moelleux manque peut-être encore un peu de puissance, mais il fait le charme de son personnage fragile et sensible.
Le Commandeur de Dimitry Ivaschenko est scéniquement très convainquant mais sa prestation vocale est insuffisante : il possède les graves du rôle mais la qualité de son timbre laisse à désirer. Le baryton-basse Adam Plachetka, à la voix sombre bien projetée,incarne un Masetto intelligent, d’une force de caractère inhabituelle, qui ne s’en laisse pas compter. A l’inverse, l’Ottavio de Joël Prieto (qui aurait dû alterner avec Joseph Kaiser mais a assumé toutes les représentations), très inhabituel, lui aussi, est un être sensible, intellectuel, rêveur, que l’attitude d’Anna à son égard blesse profondément. Il ne tarde pas à se révolter devant une telle insensibilité et, à force de rebuffades, finit par se détacher d’elle au moment où, précisément, elle commence à se rapprocher de lui. Nous restons sous le charme de son timbre élégiaque.
Le Leporello d’Erwin Schrott dont la voix robuste, ronde, richement colorée met en valeur la forte personnalité, restera dans les annales du Festival. Véritable acrobate, toujours en représentation, il transforme en boutades les choses sérieuses et tourne en dérision tout ce qui l’inquiète. Il ne vit que pour son maître et ne se remettra pas de sa disparition.
L’essentiel de la dramaturgie repose sur le rôle-titre incarné par Christopher Maltman. L’accent est mis sur son humanité. Son Don Juan est un gentleman dont le charme, la gaîté, l’élégance, le pouvoir de séduction désarment la haine. Son amitié pour Leporello n’a d’égal que l’amour qu’il porte aux femmes. Tout en poursuivant sa quête amoureuse, il ne cesse jamais d’aimer celles qu’il a séduites (elles le lui rendent bien). Le courage avec lequel il endure sa souffrance afin de jouir de ce qui lui reste de vie suscite l’admiration de ses poursuivants. La voix est agréable, bien conduite. Son interprétation musicale toute en finesse et son prodigieux talent scénique le placent très haut parmi les Don Giovanni qui ont fait parler d’eux.
Le Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor (les gens de la noce, qui peuplent la forêt) fait comme à l’accoutumée une excellente prestation, tant scénique que musicale.
Yannick Nézet-Séguin, totalement en symbiose avec Claus Guth, fait preuve, plus encore que dans Roméo et Juliette, d’une rare maîtrise et d’une connaissance intime de l’œuvre. Il a choisi un tempo très rapide qui, paradoxalement, nous donne le sentiment que le temps s’est arrêté. Sous sa direction inspirée, le Wiener Philharmoniker traduit musicalement toutes les intentions du texte et nous donne directement accès au vécu des personnages.
Cette production de Don Giovanni restera pour nous le fleuron de ce Festival 20102.
Elisabeth Bouillon
1 N’oublions pas que cette production est une reprise, elle a été créée au Festival de 2008 avec une distribution sensiblement différente : seuls, Christopher Maltman (Don Giovanni), Erwin Schrott (Leporello) et Dorothea Röschmann (Elvire) restent programmés, le reste de la distribution est renouvelé. Le DVD qui vient de sortir ne permet malheureusement pas de rendre compte de la beauté de ce spectacle. Par manque d’éclairage supplémentaire, la forêt devient obscure, et les gros-plans sont presque la règle. Son seul intérêt, à notre avis, est de nous permettre de suivre en détail les finesses du jeu d’acteurs.
2 Nous n’avons pas pu assister à la création du Dionysos de Wolfgang Rihm, qui a fait beaucoup parler d’elle, mais nous avons pu apprécier le haut niveau de la version concertante de Jeanne d’Arc au Bûcher de Honegger sous la conduite de Bertrand de Billy (très applaudi par son orchestre ORF- Radiosymphonie Orchester Wien qu’il dirigeait pour la dernière fois), avec Fanny Ardant,magnifique dans le rôle de Jeanne, et Jean-Philippe Laffont, étonnant de présence et d’intériorité dans le rôle parlé de Frère Dominique. Pierre-Emmanuel Lephay a également beaucoup apprécié la version concertante d’Ivan le Terrible de Prokofiev dirigé par Muti.