L’ouvrage avait été conçu pour que le public s’identifie au peuple d’Israël, avec le roi Georges II en équivalent de Salomon. Pas d’histoire dramatique continue, mais des scènes, des épisodes imagés qui décrivent l’action du grand roi au travers de trois actes, chacun centré sur un thème. Au premier c’est le bâtisseur du Temple de Jérusalem qui nous est présenté. Après s’être réjoui de son mariage, il promet à la reine de lui faire élever un majestueux palais. Puis les époux expriment leur amour mutuel avant de se retirer pour une nuit enivrante. C’est ensuite le juge sage qui règle le différend entre les deux femmes se disputant un enfant. Enfin, c’est le souverain recevant la Reine de Saba, avant qu’ils se quittent. Sans doute l’aspect décousu du livret est-il à l’origine de l’insuccès de l’ouvrage à sa création, malgré les trésors qu’il recèle. Sa pâte sonore est en effet une des plus riches, des plus somptueuses jamais composées par le Saxon converti à l’Italie, puis à Londres. Comme le déclare Leonardo García Alarcón avant de diriger, le livret est « une excuse pour écrire de la belle musique ». Après Samson, Saul et Semele il poursuit ainsi à Beaune l’intégrale des oratorios en anglais de Haendel. L’ouvrage a été donné peu auparavant à Namur (coproducteur) puis diffusé sur Youtube, où chacun a pu le découvrir ou le retrouver.
La puissance de la fête du Temple, la magnifique entrée de la Reine de Saba, l’édifiant dernier tableau (les méchants disparaîtront bientôt, le juste, le vertueux demeurent à jamais) on pourrait citer nombre de pages plus achevées les unes que les autres, sans compter les chœurs, essentiels. Pour le temps, l’ouvrage était monumental, faisant appel à un orchestre d’une rare richesse (vents par deux, cors, trompettes et timbales s’ajoutant aux cordes – avec altos divisés – et un continuo confié au théorbe, au clavecin et à l’orgue, avec le violoncelle et le basson). Paul Mc Creesh, familier lui aussi du Festival comme de Haendel, s’il n’y a pas donné Solomon, a laissé la trace de sa production à Versailles, il y a dix ans. Les moyens mobilisés alors étaient considérables, quasi berlioziens, et la somptuosité était au rendez-vous. Leonardo García Alarcón a opté pour une version plus restreinte, sans que le caractère grandiose en souffre. D’autant que la surface du chœur de la collégiale aurait interdit une formation plus nombreuse (une soixantaine de musiciens, sans compter les solistes). Il faut du reste saluer l’exploit du Chœur de chambre de Namur, particulièrement à l’étroit, dont le chant et l’engagement n’ont pas été affectés par l’inconfort de leur placement, durant trois bonnes heures. Les nombreuses interventions du chœur relèvent du meilleur Haendel (**), et offrent le panorama le plus large de tout ce que le siècle produisit. Retenons le chœur final du premier acte « May no rash intruder », où les cordes quasi-vivaldiennes illustrent la brise et les flûtes le rossignol, ainsi que le dernier chœur – « The name of the wicked » – à lui seul un monument admirable, d’une jubilation rare.
La direction de Leonardo García Alarcón nous vaut, plus encore qu’à l’ordinaire, un orchestre dont chaque trait est modelé, articulé de façon incisive, générant une dynamique constante. Ainsi, la richesse rythmique est-elle particulièrement mise en valeur, en harmonie avec la réverbération de la nef. Toujours la musique nous captive : intime comme grandiose, ça bouge, ça bondit, ça rêve, avec un caractère dramatique accusé lorsque le livret l’appelle (ainsi dans la scène où l’enfant est disputé par les deux femmes). L’orchestre, superlatif, avec ses brillants solistes n’appelle que des éloges. Le fait de jouer sur les violini unisoni en en confiant la ligne au violon solo ou au tutti du pupitre concourt à la variété des effets. La seule interrogation réside dans la résolution longuement suspendue des cadences conclusives, prenant parfois un tour artificiel.
L’écriture caractérise à merveille chacun des personnages, particulièrement les deux prostituées se disputant l’enfant. La distribution reproduit le miracle de Semele (Drame de la jalousie) à l’exception du contre-ténor américain Christopher Lowrey, révélation de ce soir, pour la première fois à Beaune. Le Solomon que nous vaut ce dernier est stupéfiant de beauté esthétique comme de vérité dramatique. Ce n’est pas un héros hiératique mais un homme amoureux, réfléchi, courtois. On oublie que c’est une mezzo qui créa le rôle : l’auditeur se familiarise très vite au timbre très personnel du chanteur pour en apprécier la plénitude, le raffinement, le relief et les couleurs. Plus d’une dizaine d’airs, de duos et un trio en font le rôle le plus lourd de l’ouvrage, où toutes les facettes de son caractère et toutes les situations sont illustrées. L’aisance est magistrale de ce haendelien reconnu comme l’un des plus grands de sa génération (il a déjà chanté le rôle avec The English Concert et Trevor Pinnock). Son anglais, so british, comme celui de ses partenaires, concourt à l’intelligibilité constante du texte.
Christopher Lowrey, Ana Maria Labin, Leonardo Garcia Alarcon © JCC
Ana Maria Labin, bien connue dans ce répertoire, chante la première prostituée (mère de l’enfant disputé), puis la Reine de Saba. Elle aborde le rôle de cette dernière avec une gourmandise sensuelle. Après avoir donné à la supplique de la mère la moire de sa voix, elle prend manifestement plaisir à séduire le roi avec un timbre capiteux. Après avoir chanté Semele et Samson, Matthew Newlin, impose un remarquable Grand-prêtre, Zadok, puis un serviteur. Sa voix souple, sonore, égale dans tous les registres, stylée se prête à merveille à l’exercice. Depuis ses débuts, on apprécie Gwendoline Blondeel, pour laquelle le rôle de l’épouse de Salomon semble avoir été écrit. Son duo avec le roi, « Welcome as the dawn of day », suivi de « With thee th’unshelter’d moor » sont parés des couleurs sensuelles attendues. Changement de ton – revendicatif – pour la mère qui veut s’approprier l’enfant. Le Lévite est Andreas Wolf. Le baryton-basse, puissant, voix ample, expressive, aux graves opulents, fait forte impression. Ses récitatifs et ses trois airs sont autant de moments de bonheur.
Le temps aurait-il été suspendu durant ces trois heures, malgré la canicule et l’étroitesse des sièges et de l’espace entre les rangées ? Le bonheur du public n’était pas moindre que celui des interprètes. L’ultime grand concert de ce quatrième week-end beaunois aura tenu toutes ses promesses.
(*) écrivait Edward Turner, baronnet, administrateur de la Compagnie des Indes orientales, témoin des répétitions de Solomon.
(**) étrangement, on compte 8 chœurs à 8 voix et 5 à 5.