Pour l’ouverture du Festival de Pâques du Festspielhaus de Baden-Baden, Robert Carsen nous propose une nouvelle mise en scène de La Flûte enchantée, quelque vingt ans après sa magistrale production d’Aix. À l’époque, il s’agissait de dépasser les apparences : comment comprendre le personnage de la Reine de la Nuit, par exemple, qui de positive dans le premier acte, devient foncièrement négative dans le second ? L’idée force consistait alors à se dire que ce changement radical de personnalité se réduisait à néant si « l’on permettait au public de découvrir que la Reine de la Nuit travaille en réalité avec Sarastro dans un but commun : l’illumination et l’initiation de Tamino et Pamina »*. Ainsi, les propos de la Reine ne sont qu’une mise à l’épreuve pour une femme qui joue à plein son rôle de mère éducatrice et se révèle être l’égale de Sarastro… Ce concept est maintenu ici et le résultat est remarquable : tous les personnages sont des initiés en puissance dont l’humanité s’impose tout au long de l’œuvre. Plus rien de manichéen, donc, et une fluidité de lecture qui s’impose comme une évidence tout au long de l’opéra.
La grande nouveauté de la relecture du génial metteur en scène canadien et de son équipe consiste à accentuer ici la présence de la mort dans l’œuvre. Robert Carsen a compté pas moins de soixante occurrences autour de ce thème dans La Flûte : tentatives de meurtres ou de suicide, peur de la mort et besoin de la surmonter, etc. Sa mise en scène est ainsi marquée par la présence de la tombe. Le décor ressemble à une pelouse d’une verdeur toute britannique dans laquelle une sépulture fraîchement creusée bordée d’un monticule avec une pelle offre une note dissonante. Quant à la fosse d’orchestre, elle est une tombe géante cerclée de gazon d’où émerge la crinière blanche du chef, démiurge régulièrement mis en miroir des différents éléments de décor ou personnages, Sarastro en tête. C’est de la fosse que sortiront la flûte enchantée et le glockenspiel, par exemple… Au fil de l’action, les tombes vont se démultiplier et la présence de la mort s’imposer, pour mieux être transcendée et apprivoisée. Sinistre, cette vision ? Au contraire : tendre et consolatrice, franchement drôle et infiniment poétique…
Difficile de résister à la tentation de raconter par le menu les images qui se proposent à l’œil du spectateur, évocations cohérentes, voire évidentes, tellement familières à ceux qui connaissent bien l’univers de Carsen (le travail avec les quatre éléments, le passage des saisons, la maîtrise parfaite de la lumière, les costumes intemporels et si contemporains, la simplicité d’accessoires cependant richement symboliques et utilisés à plein, les mises en abyme et démultiplications…). Évoquons au moins la projection en fond de scène du superbe paysage de clairière frémissant doucement, peuplé d’oiseaux (qui s’envolent quand arrive Papageno…) sur lequel passent les saisons. Carsen a travaillé avec Johnny Martineau, un photographe canadien, qui a filmé le même endroit tous les quinze jours pendant un an (plus d’informations). D’où vient la capacité de faire jaillir tant de poésie et de magie d’une idée aussi (apparemment) simple ? On en reste béat d’admiration.
Les gags abondent et on peut citer au moins la réaction des compères de Monostatos, armée de fossoyeurs gris qui, une fois ensorcelés, se mettent à rouler des pelles à leurs pelles puis repartent la pelle basse. Les influences visuelles sont foisonnantes et on pense aussi bien à l’Égypte antique (ensablement des cercueils, éclairage de l’intérieur des tombes à la Indiana Jones, momies dignes de la série Monster d’Universal des années 1930 et des productions flamboyantes de la Hammer) qu’à la peinture, de Velázquez à Goya et ses Vieilles (somptueuse robe de Papagena hors d’âge que devrait adorer Tim Burton !), sans oublier les dernières œuvres de Caspar David Friedrich (notamment le Cercueil au tombeau) où l’on touche simplement au sublime. On se retient à grand peine de dresser un catalogue des clins d’œil relevés à tout moment. Évidemment, les références ne sont jamais gratuites et donnent constamment au spectateur l’impression de se sentir momentanément un peu plus intelligent (ce qui est le but du théâtre, en principe).
Au génie de la mise en scène répond la haute qualité du plateau vocal. Il va sans dire que tous les chanteurs se révèlent comédiens hors pair grâce à Robert Carsen, en particulier Michael Nagy, épatant Papageno, formidable d’abatage et de chaude sensualité dans un timbre décidément de mieux en mieux maîtrisé. Il nous avait déjà ravie dans le rôle de Wolfram à Bayreuth cet été où il semblait s’être amélioré par rapport à sa prestation de l’an passé (voir la chronique de Julien Marion). Pavol Breslik, expressif et élégant, a largement les moyens du rôle de Tamino alors que le Sarastro de Dimitry Ivashchenko nous entraîne dans les profondeurs avec des graves somptueux qui résonnent encore à nos oreilles. Si l’interprétation de Kate Royal en Pamina apparaît un peu trop mature de prime abord, sa fragile délicatesse fait merveille par la suite. Le choix d’Ana Durlovski en Reine de la Nuit fait moins l’unanimité et quelques sifflets accueillent aux saluts celle qui a remplacé au pied levé Simone Kermes malade. Pourtant, cette Reine se veut humaine plutôt que céleste mécanique. Elle porte une petite robe noire à la Piaf sans fioritures qui a tout de même des allures de Guerlain. Les deux célèbres airs s’offrent alors dans une simplicité surprenante quoique convaincante, si on accepte le postulat de départ. Chœurs et garçons sont parfaits, complétés par un casting de luxe : José van Dam en récitant et un trio de choc, désopilant, en Trois Dames : Annick Massis, Magdalena Kožená et Nathalie Stutzmann, rien que ça ! Les trois voix s’accordent divinement.
Dans sa fosse, Sir Simon Rattle réveillerait les morts à la tête de son armée du Berliner Philharmoniker. Mais rien de tonitruant ni d’excessif dans sa direction. On aurait tendance à la qualifier de transparente, tout comme on pourrait évoquer la caméra d’un Jean Renoir : pour ainsi dire invisible mais bien là, et révélatrice qui plus est.
Au final, on sort de ce spectacle avec la sensation privilégiée d’avoir assisté à une soirée exceptionnelle et surtout l’une des plus belles mises en scène de Robert Carsen, où le merveilleux naît, voire jaillit du quotidien. Pour l’instant, une diffusion sur la télévision allemande et sur la chaîne Mezzo est prévue le lundi 1er avril. Pas de DVD à l’horizon. On se prend à espérer que le Festspielhaus, qui édite le plus souvent ses productions, ne passe pas à côté de l’opportunité d’immortaliser celle-ci. Pour ceux qui le peuvent, il faut courir voir ce spectacle avant la fin du Festival de Pâques, en attendant la reprise la saison prochaine à l’Opéra de Paris. Un enchantement, vraiment !
* COLLECTIF, « Notes de mise en scène », Opéra et mise en scène. Robert Carsen, Avant Scène Opéra n° 269, juillet-août 2012, p. 110. http://www.asopera.fr/opera-robert-carsen-opera-et-mise-en-scene-collect…