Il a fallu à Jean-Yves Ossonce un certain courage pour programmer Simon Boccanegra à l’Opéra de Tours. Le drame lyrique de Giuseppe Verdi dans sa version révisée, avec ses cinq grands premiers rôles, ses raffinements orchestraux et ses chœurs à grande échelle, n’est pas forcément une œuvre à la portée de toutes les scènes. Une telle audace n’est malheureusement pas récompensée à sa juste mesure. Roberto Servile, souffrant d’un problème d’oreille interne qui lui occasionne vertiges, nausées et surtout fausses notes, a tenu quand même à assurer cette série de représentations (faute de doublure ?). Privé de son rôle titre, Simon Boccanegra est plus que jamais cette « table boiteuse » (tavolo zoppo) dont Verdi préféra en 1881 « ajuster les pieds » plutôt que de laisser Arrigo Boito refondre entièrement le livret. Bancals les élans de tendresse qui chavirent le duo avec Amelia, la monumentale scène du conseil et cette mort mouillée d’embruns (« La marina brezza »). Il faut ici non seulement faire son deuil des plus beaux moments de la partition mais en plus assister au combat du baryton contre sa propre voix, comme on regarde sans pouvoir lui porter secours un homme se noyer.
C’est d’autant plus désespérant qu’avec un doge valide, Jean-Yves Ossonce aurait remporté son pari. Le Fiesco de Petar Naydenov est inégal mais dans ses meilleurs moments possède de l’envergure (l’air du I – « il lacerato spirito » – et le duo final).
On connaît Luca Lombardo (qui interprétait Faust sur cette même scène le mois dernier1), ses forces – la puissance, l’égalité – et ses faiblesses – une palette réduite de couleurs et de nuances. Dans l’opéra italien, l’émission nous semble manquer de souplesse mais on ne peut nier l’efficacité d’un chant surexposé qui répond présent dans toutes les situations. Et Dieu sait si Verdi demande beaucoup à Gabriel Adorno, sans d’ailleurs le payer en retour (la partition comprend peu de passages flatteurs pour le ténor et la psychologie du rôle reste sommaire).
Avec Igor Gnidii et Lianna Haroutounian, on passe à la vitesse supérieure. Le premier n’est peut-être pas le Paolo le plus insidieux que l’on connaisse mais la voix a les qualités de ce défaut : une franchise à toute épreuve qui fait de l’âme damnée de Boccanegra une figure suffisamment saillante pour que le public lui réserve au moment des saluts une ovation méritée (le chanteur s’en montre le premier surpris).
De même Lianna Haroutounian ne possède pas encore toutes les clés d’Amelia. Le grave se dérobe et l’aigu ne fait pas toujours dans la finesse mais son soprano juvénile apporte à la fille du doge une passion et une fraîcheur qui correspondent exactement à l’idée que l’on se fait du personnage. La rondeur généreuse du timbre, la densité du son et un engagement de chaque instant sortent le rôle de l’ornière un peu fade de jeune première dans laquelle certaines interprétations la cantonnent.
Surtout, Jean-Yves Ossonce porte à bras le corps un opéra avec lequel il entretient d’évidentes affinités. Dans une salle qu’il connaît comme sa poche, avec un orchestre dont il est le flambeau depuis plus de quinze ans, sa direction atteint des proportions idéales en termes de balance, de sonorité et de dynamique. Et c’est dans la fosse que reste le plus souvent l’oreille tandis que l’œil contemple, mi-ennuyé, mi-séduit, la réalisation scénique de Gilles Bouillon. Le parti-pris esthétique du metteur en scène avec ses formes géométriques et ses tons neutres rappelle le travail de Pier-Luigi Pizzi. Le résultat est visuellement réussi mais la scénographie ne suit pas : chœurs et chanteurs semblent le plus souvent livrés à eux-mêmes. Qu’importe ! Ainsi dirigée, l’œuvre de Verdi et de Boito contient à l’orchestre suffisamment de théâtre pour que sur scène, on puisse en faire l’impasse.
1 Lire le compte-rendu de Faust à Tours le 12 avril dernier