Sombre beauté, visuelle et sonore, que ce Simon Boccanegra s’ouvrant sur le fond noir d’une sinistre cité et se concluant devant un lever de lune aussi gigantesque et désolé que poétique. Rarement la puissance évocatrice de la musique de Verdi aura été aussi bien servie que ce samedi soir par l’Orchestre de l’Opéra de Lyon sous la baguette précise et inspirée de Daniele Rustioni. Tandis que l’œil perçoit distraitement les flots d’images des effets vidéo éclaboussant de manière éphémère les décors sobres et massifs, comme l’écume de la mer omniprésente les remparts de la ville de Gênes, c’est par l’oreille que nous admirons la générosité et la richesse des sentiments de Boccanegra, la droiture de son action et l’amertume de son destin tout autant que l’histoire d’amour qui se noue entre Amelia et Gabriele. Le pouvoir narratif, lyrique et dramatique de l’orchestre est magnifié, les plans se détachent avec netteté, les couleurs chatoient et fusionnent.
Sans chercher à rivaliser avec la musique, à laquelle il rend hommage dans un petit texte joint à la notice présentant la production, le jeune metteur en scène allemand David Bösch a choisi pour le Prologue un édifice en rotonde, noir et élevé, dont les fenêtres s’ouvrent brutalement pour faire apparaître le chœur – remarquable comme toujours à Lyon depuis bien des années – et qui devient ensuite le palais des Fieschi. À la plus haute fenêtre apparaîtra Simon Boccanegra, portant dans ses bras le corps sans vie de Maria qu’il vient de découvrir. Images fortes qui persisteront malgré le récit en images qui suit, projection animée d’une BD un peu kitsch et assez mièvre censée éclairer les vingt-cinq ans qui s’écoulent entre le Prologue et le début du premier acte. L’ellipse temporelle du livret est illustrée par le procédé cinématographique des feuilles de calendrier qui tombent et jonchent ensuite le sol sur lequel se dérouleront les retrouvailles entre le père et la fille. Dès la scène 10 de l’acte I – le fameux finale ajoutée par Arrigo Boïto pours la seconde version de l’opéra –, la structure métallique s’ouvre en un hémicycle noir abritant le Conseil dans le Palais des Doges où éclatent les rivalités sous le mot PACE en lettres géantes. La versatilité de la plèbe et l’irresponsabilité d’une noblesse cacochyme sont renvoyées dos à dos, manipulées l’une et l’autre par des caïds, hommes de main du protégé du Doge. Comment dire mieux que la seule paix que puisse célébrer l’œuvre sera celle de l’âme d’un Boccanegra trop tôt disparu, aux accents des derniers mots chantés : « Pace per lui pregate ! ».
© Bertrand Stofleth
Pour ce rôle immense de baryton verdien qu’est Simon Boccanegra, Andrzej Dobber apparaît d’emblée pâle et défait, vieux, usé, désespéré, alors que l’ignoble Paolo fait l’objet d’une composition convaincante du baryton anglais Ashley Holland, brillamment odieux, si l’on peut dire. Choix interprétatif ou fatigue ? Lors du Prologue, et avant la découverte du cadavre de Maria, Simon devrait plutôt être un jeune corsaire amoureux, qui se laisse convaincre d’accéder au pouvoir pour acquérir la respectabilité lui permettant de demander la main de la fille de Fiesco. Face à ce dernier, interprété par un Riccardo Zanellato magistral, à la voix assurée et aux intonations lyriques en dépit de sa cruauté, le Boccanegra de Dobber semble avoir perdu la partie d’avance : peut-être cette apparente faiblesse est-elle au fond la force de cette interprétation, lunaire, d’un Boccanegra inadapté au monde et à ses pièges, déjà défait avant même que l’opéra ne commence, puisqu’aussi bien il a perdu celle qu’il aime, prisonnière de son père. Dépassant alors l’expression des affects dans son rôle de conciliateur désintéressé, Andrzej Dobber assume avec panache un rôle écrasant qui culmine dans le thème de la réconciliation lors de son ultime rencontre avec Fiesco/Andrea.
La soprano Ermonela Jaho, touchante Amelia, capable de beaux élans dans les aigus, tant forte que pianissimo, nous vaut aussi d’émouvants duos avec Adorno et avec Boccanegra, même si elle est moins convaincante dans ce rôle que dans sa belle prestation en Cio-Cio San à Saint-Etienne en 2013, en raison d’une moindre homogénéité dans le chant et d’un jeu de scène ici trop maniéré.
Parmi les voix masculines de ce monde crépusculaire dont le registre grave est renforcé par la basse polonaise Lukas Jakobski incarnant avec un talent scénique impressionnant le personnage de Pietro, homme de main de Paolo, l’exception lumineuse voulue par Verdi est une absolue réussite due au charisme de l’interprète de Gabriele Adorno. Timbre clair, voix solaire, diction exemplaire, projection surclassant les autres interprètes de la soirée, le ténor tchèque Pavel Cernoch est assurément une voix à suivre de près.